Les lamentations et les pleurs aigus qui s'échappaient de la bicoque de planches disjointes et de tôles rouillées se sont arrêtés aussi soudainement qu'ils avaient commencé. Puis, Fatou Mata Barry, la tête et les épaules recouvertes d'un voile blanc couleur de deuil, est sortie, pataugeant dans une venelle boueuse et malodorante de Koloma, vaste bidonville de Conakry dégoulinant sur les bords de l'océan. Depuis dix jours, Fatou, âgée "peut-être de 18 ans", recherche son mari, croisant - d'hôpital en morgue et de caserne en commissariat - des dizaines de familles de personnes disparues lors du massacre perpétré le 28 septembre par la garde présidentielle de Moussa Dadis Camara. Le bilan officiel, auquel personne ne croit, fait toujours état de 57 morts, dont 12 par balles.
Les autres, affirment les légistes, ont été victimes de "polytraumatismes", piétinés dans l'effroi provoqué par l'irruption d'une bande de chiens de guerre au béret rouge dans le stade où l'opposition à la junte militaire tenait meeting. "Mensonge et déni ! Il y a, au moins, entre 150 et 200 morts avérés, et ce n'est pas fini", tranche Mamadi Kaba, de l'antenne guinéenne de l'organisation non gouvernementale (ONG) Rencontre africaine pour la défense des droits de l'homme (Raddho). Ce que confirme Thierno Maadjou Sow, le président de l'Organisation guinéenne de défense des droits de l'homme (OGDH), qui estime, en outre, le nombre de blessés à 1 200. Ce bilan est temporaire. L'OGDH continue de centraliser les informations de ses enquêteurs, ceux des partis politiques et d'autres ONG. Une petite armée de fourmis quadrille la ville pour identifier les victimes, vérifier les rumeurs sur les charniers. Chercher des traces plus efficacement qu'après la répression, en janvier et février 2007, d'une longue grève générale noyée dans le sang, par la même unité de l'armée. Bilan : 200 morts. Vendredi 2 octobre, jour de grande prière, Fatou espérait encore vivre plus humainement son deuil. Elle était à la mosquée Fayçal, où les autorités avaient déposé une vingtaine de corps. Surmontant la nausée, elle avait scruté toutes ces dépouilles décomposées par une chaleur moite. Puis, l'armée avait dispersé la foule dans un nuage lacrymogène. Mais elle avait pu constater qu'Ibrahima, son mari, de dix ans son aîné et soudeur de son état, n'était pas là . "Depuis, je le cherche", bredouille Fatou. Elle ne l'a plus revu depuis les premières heures de ce pluvieux lundi. Anonyme militant, Ibrahima répondait à l'appel des partis d'opposition qui, chose inédite, ont formé une union sacrée. Un front uni incluant les puissants syndicats pour rappeler sa promesse au chef de la junte, Moussa Dadis Camara, à la tête de l'Etat depuis le 23 décembre 2008, de rendre le pouvoir aux civils. De Kaloma, de Bambeto ou d'Hamdalaye, de tout cet axe de quartiers insoumis surnommé le "Golfe persique" car habité par des Peuls musulmans, des flots humains ont déferlé sur le stade du 28-Septembre. Cinquante mille ? Cent mille personnes ? Une foule miséreuse, en tout cas pacifique. Pour preuve, au regard des standards locaux, elle n'avait incendié sur son chemin qu'"un seul" commissariat. "Au stade, la pelouse et les tribunes étaient bondées", se rappelle Sorel Bangoura, de l'Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG). Les dirigeants des partis s'étaient à peine installés à la tribune, vers midi, que les premiers tirs ont éclaté. "Soudain, des camions militaires sont entrés, écrasant des gens au passage, tirant à la kalachnikov, au hasard", se rappelle Sorel Bangoura. "L'image de ces gens qui tombent hante mes nuits, ces femmes violées sur la pelouse...", confie-t-il. C'est dans le stade qu'Ibrahima le soudeur a été vu la dernière fois par un de ses amis, mort, couché sur le sol, touché aux jambes et à la poitrine durant cette heure de tuerie. Mais son corps a disparu. "Des informations très précises et sérieuses font état de fosses communes à Conakry", explique Mamadi Kana, de la Raddho. De nombreux témoins ont vu les bérets rouges de la garde présidentielle déposer des dizaines de corps à la morgue de l'hôpital Ignace-Dean, au soir du 28 septembre, puis les reprendre. Pour quelle destination ? Ces fosses communes ? Ou bien font-ils partie de ces corps que plusieurs témoins affirment avoir vus, rejetés par les vagues dans une plantation bordant l'Atlantique, vers Forecariah, à 100 km de Conakry, avant d'être récupérés par une vedette de la marine ? Souleymane Bah, lui, a miraculeusement survécu, mais il ne sauvera peut-être pas son bras. Sous le plâtre, l'infection gagne. Il a reçu un coup de poignard, et n'a pas l'argent pour les soins. "Un homme en pantalon militaire et débardeur, avec un bandeau rouge autour de la tête, me poursuivait, pour me tuer. Il portait des gris-gris que je ne connaissais pas", se rappelle ce chauffeur routier de 58 ans. Mamadou Aliou Barry, un ancien colonel de l'armée française spécialiste des questions de défense, y voit "le signe distinctif des combattants de l'Unimo (Mouvement de l'unité libérienne) ". Ils appartiennent au groupe ethnique des "Forestiers" qui est aussi celui du chef de la junte, Dadis Camara, vivant dans "le Bec de perroquet" guinéen, zone adjacente au Liberia et à la Sierra Leone, où les frontières n'existent guère. Ils avaient été recrutés, et basés hors de la hiérarchie militaire à Macenta, par l'ancien président guinéen Lansana Conté (mort le 22 décembre 2008), pour combattre son homologue libérien Charles Taylor durant le dernier conflit au Liberia (1999-2003). "Dadis (Camara) a récupéré une partie d'un groupe de 200 combattants de l'Unimo", ajoute Mamadou Aliou Barry. Le 28 septembre, ces hommes réputés pour leur barbarie étaient "menés par Toumba Diakité, l'aide de camp de Dadis (Camara) ", a témoigné Cellou Dalein Diallo, le président de l'UFDG, sévèrement passé à tabac lors de cette journée. Jean-Marie Doré, autre leader de l'opposition et lui-même "Forestier", affirme avoir reconnu au stade des "rebelles de l'Unimo". Dadis Camara avait-il orchestré ce déferlement de haine et de violence, ce dont il se défend aujourd'hui ? Son aide de camp a-t-il surinterprété un ordre de "mater" l'opposition ? Mais le chef de la junte fait tout pour faire disparaître des traces qui, néanmoins, remontent lentement à la surface. Malgré l'interdiction d'accès au stade opposée à la Croix-Rouge après le drame, malgré les menaces contre les ONG et certains journalistes guinéens, malgré la peur et le traumatisme. "Il y a trop de témoins, et, devant l'ampleur du massacre, les langues se délieront, même dans l'armée. Elle est trop divisée entre clans ethniques, trop affaiblie par les ressentiments de certains contre les privilèges de quelques groupes, et beaucoup sont conscients que la justice finira par rattraper les coupables. Parce qu'il y aura une enquête internationale", espère Mamadi Kaba, de la Raddho. – Le Monde