Six mois après le massacre de 156 civils à Conakry, «Libération» est entré dans le camp militaire Yaya-Alpha-Diallo, siège du pouvoir. Aussi redouté que déglingué.
Le camp militaire Alpha- Yaya-Diallo, perché sur une colline, domine la banlieue de Conakry. A son entrée principale, une sentinelle dort dans un fauteuil, les pieds calés sur une chaise. Il est 7 h 45, un vendredi matin, jour du rassemblement général. Un autre soldat, mitraillette en bandoulière, fait signe au taxi d’entrer, sans formalités. Des deux côtés de la route qui monte vers l’arsenal, des civils vont à pied. Femmes avec bassine sur la tête, adolescents en tenue beige de collégiens… Le plus grand site militaire de Guinée est une ville dans la ville. Sur plus d’un kilomètre carré, il abrite la présidence, l’infanterie, l’artillerie et les blindés, mais aussi trois écoles, des terrains de sport et une usine de fabrication d’uniformes. Construit dans les années 1950 par les colons français, le camp Général-Brosset a été rebaptisé «Alpha-Yaya-Diallo» après l’indépendance, en 1958, en hommage à un roi peul qui s’était illustré contre le colonisateur.
Le «camp», comme on l’appelle à Conakry, fait peur aux habitants de la capitale. Et pour cause : il incarne le pouvoir sans partage exercé depuis 1984 par l’armée en Guinée, d’abord sous le régime de Lansana Conté, puis, après sa mort en 2008, la junte du capitaine Moussa Dadis Camara. Ces trente dernières années, deux coups d’Etat, deux mutineries et bien des répressions de civils sont parties d’ici. Le dernier massacre en date, le 28 septembre, a fait au moins 156 morts au stade de Conakry. Une centaine de femmes ont été violées par la troupe, du jamais vu en Guinée.
Rangers réglementaires et bottines de ville
Ce jour-là , les manifestants protestaient contre la candidature du chef de la junte, Camara, 45 ans, à une présidentielle qu’il avait d’abord promis d’organiser pour rendre le pouvoir aux civils. Filmées par les manifestants sur leurs portables, les images de la tuerie ont tout changé en Guinée. Une enquête des Nations unies a poussé Dadis Camara à incriminer son aide de camp, Toumba Diakité. Ce dernier lui a logé une balle dans la tête, le 3 décembre, avant de prendre la fuite. Numéro 2 de la junte en tant que ministre de la Défense, le général Sékouba Konaté a assumé l’intérim de Camara, évacué et opéré au Maroc. Sékouba Konaté s’est rendu à son chevet, pour constater que son camarade était très diminué. Soumis à la pression des diplomates français et américains, il a promis, le 6 janvier, de rendre le pouvoir dans les six mois. Un gouvernement de transition a été nommé le 15 février, pour restructurer l’armée et organiser une élection présidentielle. En passe de devenir un héros national, Konaté tente de maîtriser une situation fragile. Une procédure de la Cour pénale internationale (CPI) pourrait être lancée contre les auteurs du massacre. Pour calmer le jeu, le général président a nommé le 16 février plusieurs officiers, dont les responsables de la répression du 28 septembre, dans un cabinet présidentiel qui va œuvrer en marge du gouvernement de transition.
A 7 h 55, la fanfare retentit dans le camp. Marchant au pas derrière l’orchestre, les premiers soldats se dirigent vers la cour de l’état-major. Bérets rouges pour la garde présidentielle, verts pour l’armée de terre et noirs pour l’unité antidrogue et banditisme, formée en 2009 par la nouvelle junte pour lutter contre les narcotrafiquants, qui avaient pignon sur rue à Conakry. A l’entrée de l’état-major, le garde de service ne prête pas attention au rassemblement général. Plongé dans un livre, derrière une guérite encombrée d’ustensiles pour préparer le thé. Dans une vaste cour, un officier s’énerve et tente de mettre la troupe en rang. «C’est quoi ce bordel ?» l’entend-on crier. Les hommes en tenue arrivent sans se presser, par petits groupes. Les uns parlent politique, les autres se saluent bruyamment. La plupart portent les rangers réglementaires, certains des bottines de ville, d’autres des chaussures de marche jaunes. Un portable sonne. La Lettre à Elise retentit, se mêlant à l’hymne national, au moment du lever de drapeau.
Une armée qui compte plus de gradés que de soldats
Jusqu’à 8 h 35, les retardataires continuent d’arriver, la plupart à moto. L’un d’entre eux, cigarette aux lèvres, coupe le moteur pour ne pas se faire remarquer. Quelques instants plus tard, sur les 10 000 soldats qui relèvent du camp, 200 ont répondu à l’appel. Ils sortent de la cour de l’état-major par rangées de quatre, puis en ordre dispersé. A l’intérieur du bâtiment qui abrite le commandement, pas de lumière. Le camp n’échappe pas aux pannes d’électricité qui frappent la capitale. Il n’y a pas d’eau courante, à en juger par le garçon qui monte un seau dans des escaliers sombres. Au bout d’un couloir, la porte du bureau d’un colonel s’ouvre sur une odeur de renfermé, mêlée à des relents de toilettes. Dans un coin, sous la fenêtre, un lit défait.
Le commandant est absent depuis deux jours parce qu’il a mal aux pieds. Son adjoint, Tambakalas Tolno, refuse de faire visiter les lieux. Il n’a pas reçu d’ordre du chef d’état-major, qu’il appelle sur son portable. Il faudra revenir avec une autorisation signée. Il se lance tout de même dans une petite promenade. Il explique qu’une partie seulement des soldats logent dans des immeubles de trois étages et des maisons sommaires aux toits de tôle ondulée. La majorité habite en ville. «Des logements pour au moins 2 000 soldats vont être construits», dit-il. Un hôpital militaire est en chantier, avec une unité de pédiatrie, un bloc opératoire et une morgue. A la vue du commandant adjoint, un soldat à moto s’arrête net, le visage grave, prêt pour la réprimande. «Tu as des nouvelles de Germain ? s’enquiert l’officier. Tu lui diras de rentrer dans les rangs !» Officiellement, il n’y a pas de prison mais une «maison d’arrêt» réservée aux militaires. C’est là qu’a été enfermé fin novembre Mouctar Diallo, un militant des droits de l’homme, libéré le 29 janvier à la demande expresse du nouveau Premier ministre de transition, Jean-Marie Doré.
A 9 heures, des unités sont regroupées à l’ombre, sous des arbres, et reçoivent des instructions. Des lieutenants dirigent leurs supérieurs, parmi lesquels nombre de vieux colonels. Moussa Dadis Camara a promu par décret toute l’armée, du caporal au général, en deux fois (fin 2008 et 2009). En moins d’un an, un capitaine est passé colonel. Résultat : l’armée guinéenne, vieillissante et indisciplinée, compte plus de gradés que de soldats. Mais ce qui donne le plus de soucis à Tolno, ce sont les 1 275 hommes qui se relaient depuis 1998 aux frontières. Ces zones doivent être sécurisées en permanence du côté de la Sierra Leone, du Liberia et de la Côte-d’Ivoire, malgré la fin des guerres civiles. Quelle part de l’armée ces hommes représentent-ils ? Le commandant hoche la tête et reste muet. «Personne en Guinée ne sait quels sont les effectifs», explique Aliou Barry, ancien de Saint-Cyr, auteur d’un livre sur le sujet (1). Plusieurs campagnes de recrutement ayant été faites sous Conté puis Camara, ses estimations vont de 20 000 à 50 000 hommes.
Aux portes du camp, les militaires vont et viennent, toute la journée. Dès le matin, la bière coule au mess des officiers, un bar qui ne ferme jamais. «Ils n’ont rien à foutre en ce moment», lâche le lieutenant-colonel Mamadou Diaw. «Ils ne reçoivent pas d’instruction, qui est la base de toute activité militaire», confirme un général à la retraite. Il ne sera pas facile de les faire retourner dans leurs casernes. Un officier supérieur gagne 150 euros de solde, plus qu’un magistrat et moitié moins qu’un ministre. Comme tous les fonctionnaires, il doit «se débrouiller» pour gagner sa vie. Pour rouler en 4x4 et faire construire des villas, il faut participer à toutes sortes «d’affaires».Sékouba Konaté multiplie, depuis janvier, les visites dans les garnisons, pour promettre l’aide internationale à la restructuration de l’armée, et la participation à de nouvelles forces d’intervention dans des zones de conflit. «La guerre, ça veut dire des primes payées en devises», commente Diaw. «Certains payaient pour aller au front», affirme un ancien commandant, du temps des missions d’interposition en Sierra Leone et au Liberia, dans les années 1990.
«Les militaires sont là en tant que parasites»
La fin des guerres civiles dans ces deux pays s’est soldée par le retour au bercail de militaires guinéens, initiés à des méthodes peu orthodoxes. Ils ont vu, dans ces pays, des armées régulières piller, violer et tuer. «Partout où il y a de l’argent, les militaires sont là en tant que parasites», se plaint un homme d’affaires. En ville, on les voit dans les banques et jusque dans les bureaux du siège de la Banque centrale. «A l’instant, un béret rouge me demandait encore de l’argent, raconte Mohammed Diop, le gouverneur de Conakry.Il me dit que sa mère est malade, que sa tante est décédée et qu’il doit six mois de loyer…»
En Guinée, où tout s’achète, un poste dans l’armée coûte autour de 250 euros, explique Barry. «Acheter un poste par la voie officielle, ce n’est pas possible, dément Diaw. Par contre, si l’on vient me parler d’un enfant qui veut devenir militaire, en me disant qu’on est prêt à aider, alors là , je ne sais pas. Du moment que ça reste entre nous.» A cause de ce système, certains éléments s’avèrent difficiles à commander. Sous le régime de Conté, les jeunes «recommandés» par les trois femmes du Président devaient verser des dessous-de-table moins élevés que «les non recommandés», et ils étaient dispensés des examens d’entrée. Avec Konaté, un vent d’espoir s’est levé, même dans l’armée, qui a changé d’attitude à l’égard des civils, encore incrédules. «C’est un processus irréversible, assure Mamadou Toto Camara, le ministre de la Sécurité. Nous avons compris qu’il faut partir.» A l’une des sorties secondaires du camp, trois moutons bloquent la route. Des soldats dorment à l’ombre, sous les arbres. Il est 16 h 30. La journée de travail est terminée. - Libération
(1) «L’Armée guinéenne. Comment et pour quoi faire ?», l’Harmattan, 2009.