En l'espace de dix mois, depuis sa prise de pouvoir, le statut de Moussa Dadis Camara a beaucoup changé. D'homme providentiel promettant de sortir du néant un pays saigné par la lente agonie du régime de Lansana Conté (1983-2008), il est dorénavant perçu comme un dangereux chef de clan, responsable moral, voire direct, de la mort de plus 150 opposants lors de la manifestation pacifique du 28 septembre à Conakry. Il en répondra devant la commission d'enquête internationale qui a commencé son travail, lundi 19 octobre.
Extérieurement, le capitaine Dadis est resté le même. Même treillis, même béret rouge vissé de travers sur sa tête, même visage tendu par sa prochaine colère. Dadis Camara n'a pas non plus déménagé du camp militaire Alpha Yaya Diallo, où il a greffé le coeur du pouvoir, refusant d'emménager dans le palais présidentiel. "Le peuple m'aime parce que je suis l'un des leurs. Je suis né dans une hutte", aime-t-il à répéter. Mais, au-delà des apparences, la nature profonde du capitaine s'est révélée : autocratique et manipulateur. Avant même le 28 septembre, l'opposition guinéenne et une partie de la communauté internationale lui demandaient déjà de quitter le pouvoir. Mais Dadis Camara, originaire de Nzérékoré, dans une Guinée forestière qui n'avait jamais donné de dirigeant au pays, s'accroche à un pouvoir auquel il n'avait sans doute jamais rêvé. A la mort de Lansana Conté, le 22 décembre 2008, Dadis Camara a pris de vitesse les autres groupes et clans placés en embuscade. Et ramassé un pouvoir déliquescent. Les Guinéens découvrent alors leur nouvel homme fort, chef d'un Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD) et président autoproclamé de la Guinée. La veille encore, il n'était que l'obscur chef de l'approvisionnement en hydrocarbure de l'armée, formé en partie en Allemagne. La population l'accueille avec enthousiasme. Les institutions sont discréditées. Le militaire est jeune et dit les mots que tout le monde veut entendre : "châtier les profiteurs" et les narcotrafiquants, restaurer l'ordre. Certes, le propos n'est pas toujours cohérent et la mise en scène déroutante. Le secrétaire d'Etat français à la coopération, Alain Joyandet, venu début janvier à Conakry pour arracher un calendrier de transition démocratique, en fit l'expérience. Loin des lambris des salons présidentiels, le ministre français fut tardivement reçu à Alpha Yaya par "Dadis" dans une ambiance de mess de sous-officiers. Le "tête-à -tête" se déroule devant un bruyant parterre de militaires en treillis, certains ronflant. Avec des accents quasi mystiques, le capitaine se disait "investi d'une mission divine", prêt au "sacrifice" pour nettoyer les écuries guinéennes. Mais surtout, il s'engageait à rendre rapidement le pouvoir aux civils. Parole de militaire, sur le bureau duquel trônent la Bible et le Coran. Puis le capitaine semble avoir pris goût aux responsabilités, persuadé d'être le seul capable de tenir une armée clanique, source d'insécurité plutôt que de stabilité. Progressivement, il est apparu que sa conception de la transparence et de la concertation ne dissimulait rien d'autre qu'un féroce appétit pour l'exercice personnel du pouvoir. Le gouvernement fantoche du premier ministre technocrate Kabinet Komara - sans budget depuis le début de l'année - était réduit à de la figuration, ou à servir de punching-ball lors de ces désormais célèbres séances télévisées improvisées que les Guinéens eurent tôt fait de qualifier de "Dadis show". En direct, Dadis y démet les dirigeants qui lui déplaisent, ordonne des arrestations, humilie l'opposition. Tant et si bien qu'en quelques mois Dadis Camara réussit la prouesse d'unir contre lui, au sein du Forum des forces vives, un très large front syndical et politique jusqu'alors fortement désuni. Car le folklore du "Dadis show" cache une stratégie. Est-il inspiré par son "homologue" mauritanien Mohammed Ould Abdel Aziz, ancien militaire putschiste légitimé, cet été, par les urnes ? Toujours est-il que, reniant ses engagements, Dadis Camara prépare "son" élection de janvier 2010. Et cadenasse son pouvoir. Il nomme ses préfets, court-circuite les juges, met la Banque nationale à ses pieds, place ses hommes ou ceux de ses proches à la douane, au port, dans les grandes entreprises... Une dizaine de ministres sont, comme lui, des "Forestiers". Et dans l'armée, Dadis s'appuie sur une poignée de militaires sulfureux. Il y a le "Forestier" Claude Pivi, dit "Coplan", mouillé dans la répression sanglante des manifestations de 2007. Ce chef des bérets rouges de la garde présidentielle aurait perdu de son influence ces dernières semaines au profit de Toumba Diakité, un Malinké. Cet aide de camp de "Dadis", médecin militaire de formation, conduisait les bérets rouges au stade pour la tuerie du 28 septembre. Le troisième homme est le ministre de la défense, numéro deux de la junte, le colosse taiseux Sékouba Konaté, dit "Parousky" - sans doute en référence à son père formé en ex-Union soviétique au temps de la dictature de Sékou Touré (1958-1984). Son autre surnom : "El Tigre", pour sa férocité éprouvée dans les guerres du Liberia et de Sierra Leone. L'avenir de la junte dépend des relations complexes et opaques qui unissent ces hommes. "Un équilibre de la terreur", précise Aliou Barry, spécialiste des questions de défense. Cet équilibre a été mis à mal le 28 septembre. Qui, en effet, portera le chapeau du massacre ? Aujourd'hui, placé sous la pression internationale, Dadis Camara temporise. Et s'il parvient à passer au travers de la tempête, Conakry craint le pire. A l'image de Mamadi Kaba, du Réseau africain de défense des droits de l'homme (Raddho) : "S'il reste, il se vengera des hommes politiques, des humanitaires, des journalistes. Il sera pire que Sékou Touré", redoute M. Kaba. – Le Monde