C'était un samedi après-midi de 1976. Dumisani Rebombo s'en souvient comme si c'était hier. Ses amis et lui avaient été accueillis en héros au terrain de soccer. «On avait eu droit à une ovation debout», se rappelle-t-il.
Aucun but victorieux ne valait ces applaudissements aux garçons. Leur gloire, ce jour-là, était d'avoir violé une jeune fille du village.
Dumisani Rebombo est un homme hors du commun en Afrique du Sud. Pas parce qu'il a violé une femme. C'est malheureusement loin d'être exceptionnel dans ce pays où un homme sur quatre admet avoir commis au moins un viol dans sa vie.
La différence avec M. Rebombo, c'est qu'il est rongé par le remords. Tellement que trois décennies après avoir violé cette fille, il est retourné dans son village pour la supplier de le pardonner. Et il consacre sa vie à changer les mentalités à l'égard des violences sexuelles infligées à trop de femmes sud-africaines.
«À l'époque où j'ai grandi, dit-il, nos pères étaient forcés d'aller en ville pour travailler, puisque nos fermes avaient été confisquées par le gouvernement de l'apartheid. Dans les villages, il n'y avait que des femmes et des enfants. Il n'y avait pas de figure paternelle. On apprenait des autres garçons comment devenir un homme.»
À 15 ans, Dumisani Rebombo était l'objet de toutes les railleries. Il n'avait pas de copine. Sa famille n'avait pas de bétail. Surtout, il n'avait pas fait l'école d'initiation, où les adolescents sont circoncis dans des rites de passage traditionnels. «Pour les autres, cela voulait dire que je n'étais pas un homme. Ils se moquaient de moi tous les jours.»
Au village, il y avait une fille qui refusait de sortir avec les garçons. «Lors d'une réunion, après la pratique de soccer, il fut décidé qu'il fallait lui donner une leçon. Deux garçons et moi-même avons été désignés pour le faire.»
Le jeune Dumisani était terrifié. Les garçons lui ont fait boire de la bière et fumer de la marijuana pour lui donner du courage. «Mon cousin me disait: «Pourquoi tu ne le fais pas? Tu ne serais plus sujet à toutes ces moqueries.»» Il a fini par céder.
«La fille a été amenée dans un champ. On lui a retiré ses sous-vêtements et le premier garçon a commencé à la violer. Bientôt ce fut mon tour...»
Demander pardon
Les années ont passé. M. Rebombo s'est établi à Johannesburg. «Ce souvenir, je n'y revenais plus. J'ai juste continué à vivre ma vie.» Jusqu'à ce qu'il se joigne à une ONG oeuvrant auprès de mères en difficulté. «Tous les lundis, à la réunion d'équipe, j'entendais des histoires de sévices commis envers ces femmes. Je ne pouvais m'empêcher de penser à cette histoire survenue 30 ans plus tôt.»
Quand le poids de la culpabilité est devenu trop lourd à porter, M. Rebombo a décidé de retourner dans son village dans l'espoir d'y trouver la rédemption. Son pasteur lui a déconseillé de le faire. «Il m'a demandé ce que je ferais si la victime portait plainte auprès des autorités. J'ai répondu que j'étais prêt à faire face à la justice.»
M. Rebombo a retrouvé la femme à 70 km du village. Elle était mariée. Le rendez-vous a donc été organisé à la clinique locale. «Quand elle est entrée dans la pièce, elle m'a souri. Elle pensait que j'étais médecin. Je lui ai expliqué qui j'étais et je lui ai demandé pardon. Elle m'a regardé sans rien dire et s'est mise à pleurer.»
Elle lui a confié qu'elle avait été violée à deux autres reprises. «Elle fait des cauchemars. Quand son mari la touche, elle se crispe. Mais elle n'est pas prête à lui en parler. Elle ne l'a jamais dit à personne. Elle m'a dit qu'elle ferait de son mieux pour me pardonner. Puis elle s'est levée et elle est partie.»
M. Rebombo était bouleversé. «Je pensais que je me sentirais soulagé après cette rencontre, mais depuis, je traîne un nouveau poids, raconte-t-il avec émotion. Chaque fois que j'en parle, ça m'affecte. C'est une plaie ouverte pour moi. Mais je dois le faire. Ce combat ne doit pas être mené uniquement par les organisations de femmes. Les hommes doivent collaborer, sinon on n'y arrivera jamais.»
Selon une étude publiée en 2009 par le Conseil de recherche médicale, un homme sur quatre admet avoir violé une femme en Afrique du Sud. Parmi eux, la moitié admet avoir commis plus d'une agression. Et les trois quarts disent avoir commis leur premier viol alors qu'ils étaient adolescents - souvent au cours de viols collectifs.
M. Rebombo veut changer les mentalités. Il a lancé un programme de prévention visant les garçons dans 495 écoles du pays. Il s'explique mal le fléau du viol en Afrique du Sud. «On utilise souvent l'apartheid comme bouc émissaire pour tout ce qui ne va pas chez nous. Mais on ne peut ignorer à quel point ce régime a été dommageable pour les Africains. On a peut-être été considérés comme des citoyens de seconde classe trop longtemps. Peut-être que cela a entraîné un manque de respect envers les femmes.»
L'Afrique du Sud a gagné sa bataille contre l'apartheid en 1994. Mais pour Dumisani Rebombo et des millions de Sud-Africaines, la lutte pour la liberté n'est pas terminée. – La Presse