L'opération d’élimination [de Mahmoud Al-Mabhouh] a d’abord été présentée comme une nouvelle réussite du Mossad : ses agents sont entrés secrètement dans un pays arabe pour y liquider un terroriste notoire [en l’occurrence un dirigeant du Hamas] et en repartir tranquillement. Mais c’est alors que la police de Dubaï a produit le thriller le plus couru du moment : un long-métrage assorti d’un véritable dossier de presse comportant les photos de ses acteurs prétendument anonymes. Il est alors apparu que le Mossad est aujourd’hui devenu une organisation dépassée et d’un amateurisme effrayant.
Les planificateurs de l’opération n’ont pas tenu compte du fait que les technologies ont évolué. Jadis, il suffisait de falsifier un passeport, de se coller une fausse barbe et de se déguiser en joueur de tennis avec une casquette de baseball. C’est ce qu’on lisait dans les romans d’espionnage. Mais le monde d’aujourd’hui est un monde informatisé, numérisé, connecté et filmé en continu. Franchement, la police de Dubaï pouvait-elle échouer dans son enquête ? L’équipe de tueurs [israéliens] a laissé tant d’indices que même un aveugle les aurait retrouvés. Exemple : les membres de l’équipe d’agresseurs n’ont cessé de communiquer entre eux avec des téléphones cellulaires pendant l’opération. Or tout le monde sait que ces appareils sont également de redoutables instruments de détection, qui permettent de localiser à la seconde près leurs utilisateurs et d’en enregistrer les conversations.
Comble du comble, les tueurs ont tous quitté l’hôtel au même moment, immédiatement après l’assassinat qu’ils venaient de commettre, au risque de se faire repérer et arrêter à l’aéroport. Enfin, si jamais quelqu’un aurait encore pu croire que l’opération avait été menée par un autre service d’espionnage que le Mossad, les membres du commando ont pris soin d’usurper l’identité de sept Israéliens encore en vie – qui n’en sont toujours pas revenus. La police de Dubaï n’a vraiment aucun mérite : elle s’est vu livrer sur un plateau la clé du mystère par une organisation d’amateurs.
Paul Keeley vit à Nahsholim [au sud de Haïfa] depuis maintenant quinze ans, mais dispose toujours d’un passeport britannique tout en étant citoyen israélien. “Depuis que j’ai découvert qu’on a utilisé mon identité, je suis comme un zombie. Je vis un véritable cauchemar et j’ai peur pour ma vie.” Un sentiment partagé par les six autres infortunés dont l’identité a également été volée.
Nous venons d’assister à une gigantesque fraude, à une violation de la vie privée et à une sérieuse entorse au droit de tout citoyen à la sécurité et à la liberté de mouvement. Ces sept Israéliens pourront-ils à l’avenir voyager sans risques à l’étranger ? La violation de leur vie privée n’est-elle pas un prix trop lourd à payer ? Il ne nous reste plus qu’à espérer que le Mossad ne considère pas que tous les citoyens de ce pays se sont enrôlés dans ses rangs. En effet, tout cela rappelle la prophétie apocalyptique de feu Yeshayahou Leibowitz [philosophe religieux israélien], qui prédisait que la perpétuation de l’occupation [des Territoires palestiniens] et de la guerre finirait par transformer tous les Israéliens en membres du Shabak [Renseignements intérieurs]. Aujourd’hui, nous sommes en tout cas devenus des membres du Mossad.
La plus grave question est de savoir si le Premier ministre israélien, qui est politiquement responsable du Mossad, a soupesé les profits et les pertes d’une opération à laquelle il a donné son accord. Pour l’instant, les pertes sont énormes. Mahmoud Al-Mabhouh sera vite remplacé par un autre dirigeant du Hamas, peut-être plus cruel. Ce sont au moins onze agents du Mossad qui ne peuvent plus opérer à l’étranger. Les méthodes du Mossad sont désormais connues. Dubaï, un Etat arabe modéré, reconsidérera sans doute l’opportunité de continuer à entretenir des relations avec Israël. Enfin, le statut d’Israël auprès des chancelleries et de l’opinion européenne est encore plus démonétisé. La fiction d’une réussite s’est transformée, dans la réalité, en échec retentissant. Et le Mossad est devenu une organisation d’amateurs vivant dans un passé révolu. - Ha' Aretz