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Ali Bongo grand maître de la franc-maçonnerie au Gabon

Nov 13, 2009

La franc-maçonnerie est l'un des piliers du régime gabonais. Comme son père, le nouveau président règne sur les loges du pays. Et les frères restent au coeur de l'appareil d'Etat. Christophe Boltanski raconte comment, au Gabon, «si tu n'en es pas, on ne te voit pas et on ne te considère pas pour ce que tu es»

Ali Bongo est le président du Gabon, mais il n'en est pas encore vraiment le maître. Après un scrutin très contesté, il a succédé à son père, Omar. Il a ravi le sceptre. Mais il lui manque encore le maillet. Dans quelques jours, ce sera chose faite. Le 31 octobre, il revêtira son tablier brodé et se présentera devant ses «frères» pour une élection au résultat tout aussi attendu que la première, à la tête de la Grande Loge du Gabon (GLB). Cette fois aussi, Ali s'installera dans le fauteuil d'Omar, indéboulonnable grand maître de la franc-maçonnerie gabonaise jusqu'à sa mort en juin dernier. Et sans doute dirigera-t-il, comme son père, les deux principales obédiences du pays.

Dans ce bout d'Afrique, celui qui monte sur le «trône» se doit aussi de régner sur les temples. Le nouveau président n'a pas oublié que les conseillers de son prédécesseur, ses ministres, ses directeurs d'administration étaient tous «passés sous le bandeau». Il sait bien que la franc-maçonnerie forme depuis des années l'un des piliers du système Bongo. Il a vu comment son père s'en est servi pour asseoir son pouvoir dans son pays ou à l'étranger. Et il accueillera avec joie la conférence mondiale de la franc-maçonnerie régulière, qui se tiendra le 4 novembre à Libreville. C'est Omar qui avait «décroché» l'événement. Et Ali, qui avait suivi de près tous les préparatifs, en tirera les bénéfices.

«Docteur Zorobabel»

Au Gabon, les loges sont omniprésentes et pourtant tellement taboues. Lors de la présidentielle, le pasteur Ernest Tomo a été le seul candidat à avoir osé en parler. «Forcément ! s'emporte-t-il. La plupart de mes adversaires en faisaient partie.» Dans son programme, il n'abordait le sujet qu'à mots couverts : «Je veux changer les habitudes d'antan qui consistaient à choisir un homme pour un travail à cause d'un lien et non pour ses aptitudes», pouvait-on y lire. Un lien ? «Au Gabon, explique le pasteur, vous ne pouvez pas être ministre, cadre administratif, patron ou même évêque si vous n'appartenez pas à une loge.» Ernest Tomo a refusé de «recevoir la lumière». Il ne fréquente pas le bon temple. Le sien s'appelle Jérusalem. C'est une communauté évangélique qu'il a fondée à la périphérie de la ville. Cet ex-manoeuvre, qui fut aussi policier et joueur de foot, y prononce des prêches enflammés sous le nom de «Docteur Zorobabel», pendant que son épouse anime le gospel. Il est persuadé que sa critique des loges lui a valu son faible score à l'élection du 30 août dernier : 308 voix, soit 0,09%. Un jour, pourtant, comme tant d'autres, il a été approché par les frères. «Ils m'ont fixé le rendez-vous d'initiation. Ils m'ont dit que ça serait un samedi avec un parrain, et moi j'ai dit non. Ca m'a coûté une série d'emmerdements» Quelque temps plus tard, feu Omar Bongo l'a malgré tout nommé ministre d'Etat et directeur adjoint de son cabinet, en charge des questions religieuses. Il faut dire qu'Ernest Tomo, après s'être présenté contre lui à la présidentielle de 2005, venait de se retirer sous le coup d'une «inspiration divine». Mais une fois son rival éliminé, Bongo a bien fait comprendre à Tomo qu'il ne faisait pas partie de la «famille». «Comme je n'étais pas maçon, tonne le pasteur, dont la voix résonne dans le hall d'un hôtel de Libreville, je n'avais rien, ni bureau, ni collaborateur, ni voiture de service.» Le chef de l'Etat gabonais a fini par lui dire publiquement lors d'une cérémonie : «Si tu n'en es pas, on ne te voit pas et on ne te considère pas pour ce que tu es.»

Bongo, lui, «en a été» pendant plus d'un demi-siècle. Il affirmait avoir été «initié» en 1953 à Brazzaville. Il travaillait alors comme simple employé des postes et se prénommait Albert-Bernard. Il n'est pas encore musulman, pas même catholique, deux religions qu'il embrassera tour à tour, histoire, d'après ses détracteurs, d'être admis à l'Opep et au Vatican. Dans un livre d'entretiens (1), il attribuera son engagement franc-maçon à un certain Naudy, inspecteur général des PTT et socialiste, un «homme admirable», dira-t-il. Mais c'est un autre vieux routier de la SFIO, Pierre Bussac, qui le fait entrer formellement au Grand Orient de France (GODF), à Angoulême, en 1965. Cet ancien du ministère de l'Outre-Mer, familier des cercles africains, a parrainé deux ans plus tôt son ami Georges Rawiri, futur président du Sénat gabonais. Omar Bongo enchaînera les obédiences au gré de ses rencontres, voire de ses intérêts. Après le Grand Orient, libéral et adogmatique, il intègre la Grande Loge nationale française (GLNF), marquée à droite, déiste, et surtout très présente dans les réseaux qui se nouent entre la métropole et ses anciennes colonies. François Stifani, son actuel grand maître, le confirme :«Il a été régularisé chez nous, à Paris. Ce passage a été très marquant pour lui» Bongo agit alors sous l'influence de son mentor, Jacques Foccart. Le secrétaire général de Charles de Gaulle, cheville ouvrière de la Françafrique, était-il lui-même un «fils de la veuve» ? Certains le disent. Toujours est-il qu'il a repéré Bongo quand il faisait son service militaire au Tchad et l'a fait nommer auprès de Léon M'Ba, le premier président du Gabon. Quand ce dernier décède, en novembre 1967, Foccart bombarde son protégé à la tête du pays.

Sociétés secrètes traditionnelles

Très vite, le voilà baptisé dans la foi catholique, hadj après son pèlerinage à La Mecque, initié aux mystères maçons, mais aussi membre des sociétés secrètes traditionnelles du bwiti ou du ndjobi. Bongo collectionne les croyances et les rituels comme les allégeances. Il est aussi oecuménique en religion que dans sa quête du pouvoir. «C'était un démon. Quand vous étiez contre lui, il vous baratinait, il vous donnait tout ce que vous vouliez», raconte Bruno Ben Moubamba, l'un de ses opposants. Pour parvenir à ses fins, pour enrôler ses partisans comme ses ennemis, il met tous les dieux de son côté, y compris le grand architecte de l'Univers. «Même s'il n'avait pas été président, il aurait été franc- maçon, corrige Alain Bauer, ancien grand maître du Grand Orient qui le connaissait bien. C'était son jardin personnel. De ce point de vue, c'était un homme de conviction.»

Et un homme de bon sens. Bongo sait bien que la «chaîne d'union», comme on dit dans les loges, lui permet d'établir des liens étroits avec des dirigeants français et, surtout, de créer une caste à sa dévotion. «A son arrivée à la tête du pays, il n'était ni leader syndical, ni chef traditionnel, ni de lignée royale, ni vraiment lettré. Pour s'imposer, il a créé la franc-maçonnerie», explique un parent. Le président gabonais fonde deux ordres : le Grand Rite équatorial, affilié au Grand Orient de France, et, sous les auspices de la GLNF, Dialogue, qui deviendra plus tard la Grande Loge du Gabon. «C'est le pays d'Afrique noire qui compte le plus grand nombre de maçons par habitant. Es sont près de 500 rien qu'à Libreville», dit Joseph Badila, un frère congolais, auteur d'un des rares ouvrages sur la question (2). Ils détiennent les postes clés au sein de la classe politique et de l'appareil d'Etat. «Neuf directeurs d'administration centrale sur dix en font partie», estime un haut fonctionnaire. Leur tablier est gage de fidélité. En obéissant au maître, ils se soumettent au président.

Omar Bongo soigne aussi ses frères de l'Hexagone. Il reçoit leurs dignitaires avec le faste réservé à un chef d'Etat. Il accueille leurs rassemblements et sait se montrer généreux. «Pour vos pauvres !», lance-t-il un jour à des émissaires du Grand Orient de France. «Il voulait leur remettre une valise pleine d'argent», raconte Alain Bauer. La franc- maçonnerie française entretient des rapports étroits et anciens avec l'Afrique. Dès 1781, elle crée sa première loge à Saint-Louis du Sénégal. Elle y apporte ses valeurs d'émancipation et de progrès, même si elle s'ouvre très tardivement aux autochtones. L'un d'eux, Blaise Diagne, sera le premier Africain à entrer à la Chambre des Députés en 1914. Avec son ésotérisme, ses rites, sa manie du secret, la franc- maçonnerie s'adapte parfaitement à une terre où l'invisible compte autant que le visible. «Elle s'est répandue là où il y avait déjà de l'occulte», résume Jean-Pierre Dozon, anthropologue à l'EHESS.

Mais, au fil des ans, la fraternité est devenue synonyme de réseaux, d'intrigues, et surtout de pouvoir absolu. Omar Bongo n est pas le seul dirigeant noir à tenir le maillet. Une douzaine de chefs d'Etat d'Afrique francophone seraient ses «frères de lumière» (3), à commencer par le Congolais Denis Sassou-Nguesso, le Centrafricain François Bozizé, le Tchadien Idriss Déby le Nigérien Mamadou Tandja, ou encore, même s'il s'en défend, le Sénégalais Abdoulaye Wade... Un mélange des genres que Jean-Michel Quillardet, grand maître du Grand Orient de France entre 2005 et 2008, ne cesse de dénoncer. «Dans certains pays, comme le Gabon, le Congo ou la Côte d'Ivoire, la franc-maçonnerie a été un instrument de domination», dit-il. Durant son mandat, il a tenté de mettre fin à ce qu'il appelle la «franc-maçonnafrique», ces liens incestueux entre les loges françaises et des systèmes «au mieux corrompus, au pis dictatoriaux». Il a rappelé publiquement à ses cousins africains que «l'engagement maçonnique, ce sont les droits de l'homme et la démocratie». Le message «a été peu diffusé». Pour ne pas avoir à «serrer la main» de Denis Sassou-Nguesso, Jean- Michel Quillardet a aussi refusé de participer à la traditionnelle Réunion des Obédiences maçonniques africaines humanistes (Romah), organisée en 2007 à Brazzaville. Une attitude qui reste très isolée.

«C'est irresponsable de la part d'un dirigeant d'une grande loge historique comme le GODF, s'écrie François Stifani. L'Afrique n'attend plus qu'on lui donne des leçons.» Le grand maître de la GLNF ne trouve rien à redire au fait que ses homologues tiennent leur pays d'une main aussi peu fraternelle. Se retranchant derrière un «droit de réserve», il refuse de juger le Bongo président. «Je sais en revanche qu'il était un bon maçon. Et puis l'Afrique n'a fait que suivre l'exemple de l'Angleterre où le duc de Kent est aussi es qualités chef de l'ordre.» François Stifani le reconnaît : le continent noir est un «enjeu majeur» pour son ordre. Sur son bureau trône «la Lettre du continent», la revue la mieux informée sur l'Afrique. Le matin même, l'ambassade de Djibouti lui a demandé d'intervenir pour aider l'un de ses ressortissants à s'inscrire à l'université. Lui-même revient tout juste du Cameroun, où il a installé une nouvelle loge. Dans le hall de la GLNF, on croise deux frères d'un pays du golfe de Guinée - un ministre et un ex-président par intérim - venus faire leur «instruction». Et Stifani se félicite de la présence à ses grand-messes d'un Sassou-Nguesso ou d'un Bongo en gants blancs, tablier et sautoir. «Nous sommes vraiment fiers qu'ils se tournent vers nous. Cet attachement est remarquable.»

Elites divisées

Une preuve ? Le 15 juin 2009, aux côtés de Nicolas Sarkozy, Claude Guéant ou Robert Bourgi, héritiers des réseaux Foccart, pas moins de deux anciens grands maîtres se pressent devant le cercueil d'Omar Bongo : Jean-Charles Foellner vient lui rendre les derniers hommages au nom de la Grande Loge nationale française. Alain Bauer, qui représente le Grand Orient, enchaîne sa seconde cérémonie. Deux jours plus tôt, il a aussi participé aux obsèques privées, à la demande de Pascaline, la fille du président défunt. «J'étais le seul Blanc.» Pour permettre à son avion de se poser, les autorités ont rouvert l'espace aérien, fermé dès l'annonce du décès. Bauer est un intime de la famille. Il a supervisé le diplôme de troisième cycle d'Ali à la Sorbonne, consacré au Transgabonais, le chemin de fer du Gabon. Un travail «propre», dit-il, sanctionné par «une mention très honorable».

C'est François Stifani qui «installera» Ali, cette semaine, à la tête de la Grande Loge du Gabon. «Son nom n'y est pour rien, jure le patron de la GLNF. Il a déjà un grade enviable d'assistant grand maître. E a fait un cursus complet chez nous.» Ali Bongo aurait été initié à l'origine selon le rite d'York, l'un des plus pratiqués aux Etats-Unis. Un pays qu'il connaît bien et où il a fait un premier mariage. «Dans sa loge, on retrouve ses amis, raconte un ancien collaborateur de son père. Pour la plupart des étrangers ou des Gabonais de la diaspora.» Parmi eux figure son principal conseiller, l'informaticien béninois Jean-Denis Amoussou. Critiqué jusque dans son clan, Ali Bongo va, comme son père, mobiliser ses réseaux francs-maçons pour asseoir son pouvoir encore fragile.

Mais si Omar Bongo n'avait à la bouche que le mot «dialogue», une vertu maçonnique, son fils a un tempérament plus solitaire et plus ombrageux. «Il a une conception monarchique du pouvoir, selon l'opposant Bruno Ben Moubamba. Ses références, ce sont les princes du Golfe et Mohammed VI» La crise qui a secoué le pays frappe également ses temples. Les ennemis du nouveau président, comme l'ancien candidat et ministre de l'Intérieur André Mba Obame, sont ses frères au sein de la Grande Loge du Gabon. François Stifani parie qu'ils «feront la paix» dans cette enceinte. Rien n'est moins sûr, tant les élites sont divisées depuis les dernières élections.

Crimes rituels

La franc-maçonnerie suscite aussi un rejet croissant au sein de la population. Et nourrit tous les fantasmes. «Comme c'est un lieu secret où il est supposé se tramer des choses, l'imaginaire populaire lui prête une puissance sorcellaire», explique le chercheur Jean-Pierre Dozon. Les loges deviennent de parfaits boucs émissaires, responsables de tous les maux, y compris les plus effrayants. Nombre de Gabonais sont aujourd'hui convaincus que les «réseaux maçons» couvrent les crimes rituels pratiqués dans le pays, comme dans une bonne partie de l'Afrique de l'Ouest.

Au Gabon, on décompterait par an quatre-vingts de ces meurtres qui relèvent du fétichisme. C'est en tout cas ce qu'affirme Jean Elvis Ebang Ondo, qui lutte contre ce fléau depuis qu'on lui a rendu, en 2005, le corps mutilé de son fils de 12 ans. «On sacrifie quelqu'un pour avoir une promotion, explique- t-il On lui prend le sang ou des organes pour être plus puissant, pour mieux parler. Les enquêtes n'aboutissent jamais.» Une impunité qu'il attribue à des protections maçonniques. Un frère franco-gabonais balaie cette accusation récurrente : «Parmi ces criminels, il y a sans doute des francs-maçons, mais leurs actes n'ont rien à voir avec des pratiques maçonniques.» Même si l'Afrique n'a pas le monopole de ces réflexes, ce n'est peut-être, après tout, que le choc en retour de la puissance de la maçonnerie. – Nouvel Obs

(1)«Blanc comme nègre. Entretiens avec Airy Routier», Grasset, 2001.

(2) "Les Francs-maçon et l'Afrique", par Daniel Béresniak et Joseph Badila, Editions Detrad-a Vs, 2008

(3) "L'Afrique aux premières loges" par Vincent Hugeux, paru dans "l'Express" du 14 avril 2008.