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Guinée: à l’école du«cadeautage»

Apr 20, 2010

A l’université de Sonfonia, à Conakry, il y a des cours de droit, de sciences et aussi des «masters sexuellement transmissibles». Seule issue pour les jeunes Guinéens : se faire une place dans la longue chaîne de la corruption.

Al’université publique de Sonfonia, située à la sortie de Conakry, on fait du droit, des sciences politiques, de l’économie, mais aussi l’apprentissage de la corruption. En quatrième année de comptabilité, les étudiants sont 600, répartis en deux groupes, dans de longues salles rectangulaires qui font office d’amphithéâtres. «A cinq par table, on est serrés, il n’y a pas d’électricité et pas de stage de fin d’année», se plaint Fatoumata, 23 ans. Elle explique que les MST, les «masters sexuellement transmissibles», voient des étudiantes céder aux avances des professeurs pour avoir leur diplôme.

«Faire rire», «cadeauter», «donner sa part»… Autant de termes pour désigner une seule et même pratique : le pot-de-vin ou l’avantage en nature, qui existent à tous les niveaux en Guinée pour décrocher sa bourse, son diplôme, un emploi, ou même une simple consultation chez le médecin. Certains étudiants doivent renoncer à une partie de leur bourse s’ils veulent l’obtenir de fonctionnaires qui prélèvent leur part au passage. «Voilà deux mois que je n’ai pas reçu mon pécule, 95 000 francs guinéens par mois [13,90 euros, ndlr], alors que le transport me coûte 10 000 francs par jour [1,46 euro]», affirme Fatoumata. Elle ne se fait aucune illusion sur son avenir. «S’il n’y a pas de travail, je ferai du commerce ou j’essaierai d’aller en France pour finir mes études.» Comment s’en sort-elle ? «On se débrouille, on fait des affaires. Je vends des chaussures, des habits, des bijoux.»

Aliou, étudiant en droit, finance aussi ses études par le biais de combines. «Par exemple, on me parle d’une voiture à vendre et je connais des personnes intéressées, alors je négocie le marché et je prends ma part.» Pas question pour Fatoumata de devenir l’une de ces «bandits-Guinée», des filles prêtes à tout pour vivre aux crochets du plus offrant. Elles ne fonctionnent pas comme des prostituées, avec des passes tarifées, mais cherchent un repas gratuit, une paire de chaussures, un petit billet. «Si tu sors avec une bandit-Guinée et que tu ne payes pas, ce n’est pas grave», explique Aliou.

«Politicien et homme d’affaires vont de pair»

A Conakry, un ministre gagne 300 euros par mois, un instituteur 50 euros, de quoi acheter deux sacs de riz, et l’on a toutes les chances de mourir à l’hôpital si l’on tombe malade. Une seule alternative s’offre aux jeunes : partir ou faire avec le système. Dans la seule ancienne colonie française à avoir dit «non» à De Gaulle, en 1958, et à avoir vécu hors de la zone d’influence de l’ancienne métropole, Dakar et Abidjan représentent de grandes destinations d’émigration. Des colonies de Guinéens y vivent depuis des décennies, ou y font étape, en chemin vers l’Europe. Pour ceux qui veulent rester au pays, il s’agit de trouver sa place, dans la chaîne des mains qui s’échangent des liasses de francs guinéens, les uns pour donner, les autres pour recevoir.

La corruption, généralisée, rend les rapports et les procédures très compliqués. Beaucoup la considèrent comme normale. Ibrahim Diallo, 23 ans, en seconde année de science politique à Sonfonia, a parfaitement intégré les contraintes de son environnement. Il explique vouloir être «politicien et homme d’affaires, parce que les deux vont de pair». Explication : «Pour réussir en affaires ici, il faut avoir la mainmise sur la politique. Et pour évoluer en politique, il faut avoir une certaine puissance financière.» En attendant de pouvoir arroser ses électeurs, il va se lancer dans une plantation de riz et de légumes, non loin de Conakry. Le prix qu’il faut payer pour avoir un poste de préfet ou de gouverneur quand on n’est pas de la famille ou du clan du Président est bien connu (50 et 80 millions de francs guinéens respectivement, soit environ 7 370 et 11 800 euros).

Ces pratiques font l’objet de plaisanteries dans les nombreux «maquis» de la capitale, des bars clandestins qui échappent à toute fiscalité. Un jeune se lance : «Je veux être préfet», avait dit l’un de ses cousins à l’ancien président, Lansana Conté. «Tu veux être préfet, très bien, mais est-ce que tu pourras vraiment l’être ?» demande le Président. «Je pourras, je pourras», répond le cousin. «Comment ? Tu veux être préfet alors que tu ne sais même pas conjuguer le verbe pourrir !»
Au tribunal de Conakry, le substitut du procureur, Balaké Fofana, explique qu’il n’y a que rarement des procès pour corruption. «Seulement pour des cas de racket, des extorsions de fonds et la traite des enfants. Non pas que les enfants s’achètent, mais ils sont placés pour travailler comme domestiques dans les maisons. Les intermédiaires prennent l’essentiel du salaire et il ne reste que des miettes pour les petits.» Mamadou Dieng, patron d’une société d’assurances, rappelle que les décisions de justice s’achètent aussi. «Quand un juge reçoit un dossier, il attend de voir qui va venir. Si personne ne vient, il se renseigne, et c’est le plus riche qui est condamné, parce qu’il versera le meilleur pot-de-vin en appel.» Ce chef d’entreprise affirme avoir toutes les peines du monde à recruter, les diplômés préférant des postes de fonctionnaire, qui permettent de recevoir régulièrement des mallettes remplies d’argent liquide pour services rendus.

Aissata, 24 ans, rêve de devenir une «grande dame d’affaires» en milieu associatif, «pour aider les femmes et les enfants». Elle fait partie des Amis du futur, une association de jeunes lancée en 1998, qui organise des concours d’orthographe, des tournées de bibliobus, des formations en informatique, en télémédecine, etc. Son ami Etienne, 24 ans, l’un des responsables de l’association, a intégré le jargon des bailleurs de fonds. «Nous devons aider les populations à la base, dit-il. Les aînés cotisent et ceux qui vivent à l’étranger reviennent pour faire des transferts d’expérience.» Etienne va sans doute faire carrière dans le caritatif, même s’il rêve plutôt agronomie et «exploitation de superficies considérables pour faire de la riziculture et satisfaire les besoins du marché intérieur». Il reconnaît avoir beaucoup d’ambitions, mais des moyens limités. Avec le changement de situation politique, «un petit espoir est en train de naître», dit-il. Il n’envisage pas de partir, malgré ses contacts avec les donateurs à l’étranger. «Si on quitte ici, qui d’autre va faire ce pays ? Il faut des infrastructures pour les jeunes, des salles de sport, des bibliothèques, des lieux de rencontre…»
 

Un fossé grandissant entre civils et militaires

Ahmed, d’origine libanaise, patron d’un cinéma qui tourne à perte, faute de clients, et d’une boîte de nuit curieusement remplie de garçons, hoche la tête : «Mes clients n’ont pas les moyens de payer à boire à leurs copines, alors ils dansent tout seuls toute la nuit.» Plus loin, dans une salle de jeux de Lambanyi, en grande banlieue de Conakry, des jeunes tuent le temps en jouant à des jeux vidéo. Oularé Yéré, 25 ans, a monté son «centre de prestations de services» grâce au financement apporté par un ami qui vit aux Etats-Unis. Il a abandonné les études après deux ans de fac d’économie, préférant l’informatique et un hypothétique avenir de technicien. Il facture 1 000 francs guinéens (0,15 euro) les dix minutes de PlayStation. Ses clients font des matches de foot virtuels, sur fond sonore de groupe électrogène. Oularé passe l’essentiel de ses soirées à discuter politique avec ses amis. «Beaucoup pensent à partir, dit-il, mais je voudrais que la Guinée soit un coin où il fasse bon vivre, où il y ait la paix.»

Le massacre du 28 septembre dernier est resté dans tous les esprits. Au moins 156 personnes, surtout des jeunes, ont été tuées au stade de Conakry pour avoir manifesté contre la candidature du chef de la junte, le capitaine Moussa Dadis Camara, à une présidentielle qui était censée voir les civils reprendre le pouvoir. «J’avais déjà manifesté en 2007 et il y avait déjà eu des massacres, alors cette fois, je n’y suis pas allé», raconte Oularé. Il regrette les divisions qui minent son pays : querelles ethniques entre Malinkés, Peuls, Soussous et Forestiers, mais aussi le fossé grandissant entre civils et militaires.

Majesty, jeune chanteur de reggae, n’a pas le bac, mais un diplôme d’«agent technique de santé communautaire» qui lui permet de travailler à l’intérieur du pays avec des ONG. Il ne cache pas avoir un père militaire et ne se fait pas prier pour reprendre l’un de ses slams : «Mon père est militaire/Ses grades et ses nominations ne nous ont pas fait sortir de la galère/Il est lieutenant-colonel dans l’armée de l’air/Mais il marche encore à pied.» Une pause pour expliquer que son paternel, contrairement à d’autres hommes en kaki, «ne s’est pas mis dans de sales affaires pour être dealer de cocaïne ou faire des coups pour voler les biens du peuple». Majesty, qui déclare «vivre de culture et de lecture», veut «démocratiser le verbe» et devenir «le premier député rasta de la République de Guinée».

Au collège public de Kipé, dans le centre de Conakry, les élèves sont eux aussi marqués par le massacre du 28 septembre et les troubles qui ont suivi. Des militaires les ont pourchassés à coups de bombes lacrymogènes jusque dans leur établissement, où ils s’entassent à 80 élèves par classe et se relaient entre cours du matin et cours du soir, faute de place. Des collégiens, faciles à repérer avec leur uniforme beige, avaient traité d’«assassins» des bérets rouges de la garde présidentielle à un carrefour de la ville. Flavien Oumar Lolik, 15 ans, enfant unique élevé par sa mère, a été choqué par les événements. Plus tard, il se voit travailler dans «le social» et espère ne pas avoir à «fuir le pays» pour étudier.

Sur la plage de Rose, en banlieue de la presqu’île de Conakry, un bar très fréquenté par les étudiants est tenu par un certain «Fiston», le fils de Moussa Dadis Camara. Dès 14 heures, des jeunes se regroupent sur des chaises en plastique dans une petite anse jonchée de détritus. Ils noient leurs inquiétudes dans des boîtes de Gran Vega, un vin espagnol bon marché. «Si la politique va bien, on préfère rester ici, affirme Oumar Diallo, en deuxième année de droit. Mais le problème, c’est qu’avec les diplômes guinéens, on n’aura pas de travail. Ceux qui n’ont que ça en poche finissent dans les bars à dire n’importe quoi. Quand il y a trois embauches à la Banque centrale, il y a 1 000 candidats, mais tout marche par affinités.» Sampil, son ami, renchérit : «Les parents ont économisé tout leur temps de misère pour nous faire étudier, pour qu’on devienne cadres. Mais si on reste ici, on ne fera que souffrir.» - Libération