la limite de Montreuil et de Vincennes, l'appartement au troisième étage d'un immeuble sans charme ne paie pas de mine. On sent le pied-à -terre meublé avec un confort minimum par des gens juste de passage. Costume noir et chemise blanche, quatre téléphones portables installés devant lui, une oreillette branchée en permanence sur la radio, Amadou, souriant mais fatigué, nous attend dans un salon vide.
Promotion oblige, il revient de l'enregistrement d'une émission de Michel Drucker, où il a interprété avec Mariam, Sabali, le titre phare de leur nouvel album, Welcome to Mali. Mariam légèrement souffrante s'est éclipsée au fond de l'appartement, laissant Amadou se débrouiller tout seul. Pas grave. Il adore parler. D'ailleurs s'il n'avait pas été musicien, il se serait bien vu avocat. Dans quelques jours, ils retourneront à Bamako pour marier leur fille... Grâce à Amadou et Mariam, nul n'ignore plus que le dimanche, à Bamako, est jour de mariage. Ces deux-là sont comme la ville d'où ils viennent. Généreux. Opiniâtres. Et déterminés. Ils n'ont pas surgi comme ça, voici cinq ans, par la seule magie d'une rengaine arrangée par Manu Chao. Leur histoire remonte déjà à 1976... A l'époque, ils ont 20 ans et suivent des cours de braille à l'institut pour jeunes aveugles qui a ouvert à Bamako. Mariam Doumbia n'est encore qu'une jeune femme de bonne famille, d'origine bambara, qui veut devenir teinturière. Ses amies l'ont surnommée Sheila parce qu'elle n'arrête pas d'écouter à la radio les chansons de Sheila, Sylvie Vartan, Johnny Hallyday, Nana Mouskouri ou Dalida. Quant à Amadou Bagayogo, fils d'un modeste maçon, lui aussi bambara, c'est déjà un musicien célèbre. Il joue de la guitare au sein des Ambassadeurs du Motel, dont le chanteur s'appelle Salif Keita, l'autre grande formation phare avec le Rail Band de Bamako de la musique malienne des années 1970. A l'âge de 13 ans, en apprenant que l'opération devant le délivrer d'une cataracte congénitale et d'un trachome avait échoué et qu'il ne verrait plus jamais la lumière du jour, il se réfugie dans la musique. "J'ai pris l'habitude depuis de noyer mon chagrin dans la musique. A partir de cet instant, j'ai compris que la musique était comme une piscine dans laquelle on pouvait diluer ses malheurs",!", analyse-t-il... A 16 ans, il rêvait d'être l'équivalent africain de Jimmy Page et de David Gilmour, les guitaristes très électriques de Led Zeppelin et de Pink Floyd. Pris en charge par deux amis d'un de ses oncles, Kanté Manfila et Zani Diabaté, parmi les meilleurs guitaristes maliens des années 1970 (on peut les entendre derrière Salif Keita ou au sein du Super Djata Band), il va apprendre à la fois les rudiments de la musique traditionnelle et les bases du blues, du funk et de la soul, dont le mélange marquera la naissance de la musique populaire africaine actuelle. "Rappelle-toi ce que dit James Brown dans l'une de ses chansons : "It's life and everything is possible." C'est un grand James Brown !", lui serinent chaque jour ses maîtres... Amadou en tire la philosophie qui va guider sa vie, mélange subtil de volonté et de sens de la prédestination. En fait, Amadou est, depuis son enfance, un combattant, un "funky bastard of warrior", dit même de lui Damon Albarn, la figure la plus créative du rock anglais actuel. En se mariant, à la ville et à la scène, Amadou et Mariam ne choisissent pas un chemin facile. A cette période, être aveugle représente la pire calamité dans une société malienne indépendante depuis peu. "Cécité rimait avec mendicité. Un aveugle dépendait nécessairement des autres, de leur charité. Tout ce qu'un aveugle possédait, il l'obtenait par pitié", se souvient Amadou. Alors, un couple d'aveugles... Pour eux, ce n'est pas un obstacle. Au contraire. Avec une belle insouciance et une étonnante volonté, leur duo, mélange de Douanier Rousseau et de yé-yé de la musique africaine, donne des concerts à travers tout le Mali. Un de leur premier succès est une pub diffusée à la radio pour la loterie nationale : "Prenez les billets de la loterie nationale/Si la chance vous sourit, vous serez millionnaire." Tout leur style est déjà là , en germe. Cocktail attachant de fraîcheur, de générosité et de mélodie populaire, où les gammes pentatoniques de cinq notes de la musique bambara flirtent bien évidemment avec le blues. Ils ne feront ensuite qu'approfondir cette voie. A la recherche d'un pont entre rythmes africains et pop anglo-saxonne. Pour preuve, la présence sur leur nouvel album, Welcome to Mali, d'un morceau comme Djama, qui date de 1978 et dont le riff hypnotique d'orgue n'a pas pris une ride. "Nous avons toujours voulu jouer une musique métissée, à cheval entre le rock et le blues. Mais nous ne pouvions pas la créer seuls. Nous avions besoin d'autres gens qui puissent nous comprendre et nous aider à aller dans ce sens-là "," reconnaît Amadou. D'où, en 1987, le départ à Abidjan, en Côte d'Ivoire, afin de bénéficier des studios d'enregistrement dont le Mali est privé. Puis, en 1994, à Paris, afin d'obtenir le coup de pouce nécessaire au décrochage d'une renommée internationale. Ensuite, il y aura quelques rencontres déterminantes. D'abord Marc-Antoine Moreau, un Parigot gouailleur, à ce moment-là directeur artistique des éditions Universal, qui, après avoir découvert une de leurs cassettes lors d'un voyage à Bamako, les entend au Farafina, un restaurant africain de la rue Quincampoix. Il leur permet d'enregistrer un premier album, en 1996, chez Polydor, qui, grâce au titre, "Je pense à toi mon amour, ma chérie, les sort du milieu africain et leur confère une aura branchée grâce au soutien de Radio Nova et des Transmusicales. Quinze ans plus tard, Marc-Antoine Moreau - désormais leur manageur - est toujours là , les poussant de plus en plus vers un public rock. Manu Chao, un ami de Marc-Antoine, a produit en 2004 l'album Dimanche à Bamako. L'attention du grand public a été attirée par le soutien que France Inter et France 2 ont accordé au duo. Quant à Damon Albarn, le leader de Blur et de Gorillaz, il leur ouvre aujourd'hui les portes du monde anglo-saxon en composant leur nouveau tube, Sabali, détonant mélange d'électro, de ritournelle française, de mélodie malienne moderne et, au bout du compte, épatante chanson d'amour. – Le Monde