Ils ne s'amusent pas, ils "s'enjaillent". Cette personne à la mode, ils la trouvent "choco". Eux, ce sont les adeptes du nouchi, un langage né dans les "glôglô" (quartiers précaires) d'Abidjan et qui a conquis jusqu'aux responsables politiques.
Prenant le français comme base, le nouchi y ajoute mots et expressions tirés des nombreuses langues parlées à travers la Côte d'Ivoire. "Faut blè-blè", qui signifie "calme-toi", associe français et baoulé, langue d'une des principales ethnies du pays (centre). "Ya fohi" (pas de problème) puise dans le malinké (nord). Quant au néologisme "s'enjailler", il trouve son origine au-delà même des frontières, dans l'anglais "enjoy". "C'est un langage qui s'autogénère, chaque jour il y a de nouveaux mots qui naissent", explique à l'AFP Jérémie Kouadio, professeur de linguistique à l'université de Cocody-Abidjan. "Il évolue d'une commune à une autre et d'une région à une autre". "Quand un mot d'une langue sonne bien, la rue se l'accapare", résume le percussionniste Julien Goualo. Né au début des années 80 dans les "ghettos" de la capitale économique ivoirienne, le nouchi était alors "un langage codé" utilisé par les voyous, raconte-t-il. Dans ce monde de gangs, "on reconnaissait les nouchis à leur manière de marcher la poitrine bombée, comme si le monde leur appartenait". Aujourd'hui encore, "le nouchi, c'est aussi et surtout les gestes qui accompagnent chaque mot", souligne la rappeuse Nash. Visage juvénile et résolu, cette étudiante en anglais met à l'honneur à travers sa musique cette façon de parler, également illustrée par des artistes comme Magic System et des humoristes comme Adama Dahico. Loin de l'image du "gros bras" des débuts, Guillaume Bossé, employé bon chic bon genre, évoque un moyen de "s'identifier en tant qu'Ivoirien". A l'origine "argot parlé par une minorité dans la rue", le nouchi est en effet devenu "la langue de ralliement de tous les jeunes" du pays, parallèlement au français, souligne le Pr Kouadio. Ce "phénomène social" -selon la formule de l'universitaire Séry Bailly, qui a participé en juin à un colloque sur le sujet- n'a pas laissé indifférents les ténors de la politique. Volontiers familier, le président Laurent Gbagbo n'hésite pas à glisser des mots nouchis dans ses discours. Même le très strict Henri Konan Bédié s'y est mis. Lors de rassemblements récents devant la jeunesse, l'ex-chef d'Etat n'a pas été avare de mots "yèrè" (branchés). "Vous êtes des femmes choco", a-t-il lancé à ses militantes, tandis qu'il jurait que ses adversaires allaient "fraya" (s'enfuir) après la prochaine élection présidentielle. Pourtant ce langage, sorte d'équivalent du "pidgin" parlé en Afrique de l'Ouest anglophone, n'a pas que des défenseurs. "Des enfants écrivent du nouchi dans leurs devoirs. Ils ne peuvent plus faire une phrase dans un français correct", s'alarme Roselyne Assa, institutrice. "On ne peut pas empêcher les jeunes de le parler, mais il faut qu'ils sachent qu'ils ne peuvent pas l'utiliser dans certaines institutions ou dans des concours administratifs", relève le Pr Bailly, pour qui ces embarras devraient "s'atténuer" avec les progrès de l'instruction. Du haut de ses 20 ans et poussières, Nash, elle, se voit parler ainsi pendant encore longtemps et croit en l'avenir du "mouvement": pas de doute, "ça va prendre coupe". - AFP