Dans les années 30, un groupe d'étudiants africains et antillais basés en France, conduits par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor crée le concept « négritude ». Ils se révoltent contre la poésie française qu'ils considèrent comme surannée et publient une revue révolutionnaire « Légitime Défense », grand cri nègre, dans laquelle ils revendiquent leur identité, leurs droits à la dignité et à la culture négro-africaine. Puis dénoncent la ségrégation raciale. En opposition à l'hégémonie blanche, qui de tout temps considère les Noirs comme ne faisant pas partie de l'humanité. Quelques années plus tard, apparaît Wole Soyinka, écrivain nigérian, avec un autre concept, « la tigritude », apparemment opposé à la « négritude » de ses aînés. Ce nouveau concept qui soulève de vives joies chez les partisans de la suprématie blanche, se résume en ces termes : « le tigre ne proclame pas sa tigritude. Il se jette sur sa proie et la dévore ». Erreur d'appréciation du néologisme chez ces chantres de la division qui étaient allés trop vite en besogne en croyant tirer profit du « désaccord » entre Noirs.
C'était compter sans la perspicacité de ces derniers à appréhender dans leurs contours les deux concepts, qui en clair sont complémentaires : « les deux concepts négritude et tigritude en fait sont complémentaires. En tant que francophones, nous avons eu besoin de clarifier nos idées en les conceptualisant. Les anglophones n'ont pas besoin de doctrine ils vivent davantage dans le concret que les francophones. Nous, à cause de la culture française, nous avons besoin de rationnel. Négritude, tigritude découlent en fait de la même pensée », précise Léopold Sedar Senghor. « Négritude, tigritude, c'est un jeu de mots. Soyinka l'impétueux a lancé un mot qui a fait mouche. Pour employer une image, je crois qu'avant que le nègre ne rugisse, il a fallu qu' il commence par dire qu'il pouvait rugir. Pas de tigritude sans négritude auparavant. C'est une affaire de génération » poursuit Aimé Césaire. « Non avec Senghor il n'y a pas de match. Certaines de mes déclarations ont pu être interprétées de diverses manières. Mais dans le fond, si on analyse bien toutes les ramifications de nos prises de position on se rend compte que l'on n'est pas éloignés l'un de l'autre » conclut Soyinka.
Ecrivain engagé
Premier écrivain couronné par le prix Nobel de littérature, Wole Soyinka manipule assez bien le théâtre, le roman…et la poésie. Auteur d'une vingtaine de pièces de théâtre, de romans et de plusieurs ouvrages autobiographiques comme Aké, Cercle sombre, Chrétienne sauvage, La métamorphose de frère Jéro, Les Gens des marais, Le Lion et la perle, Idanre, Les Interprètes, Une Saison d'anomie…, cet écrivain aborde des thèmes assez profonds. Régulièrement sollicités et lus dans des grandes universités londoniennes et américaines . Dans sa dramaturgie, il parle des mythes Yoruba, extrêmement riches, vivants et denses. Dans Cet homme est mort, ouvrage rédigé après sa sortie de prison, l'iconoclaste décrit les conditions avilissantes de détention… C'est donc logiquement que l'Académie suédoise a fait de cet homme aux cheveux au vent le Nobel 1986 de littérature. Une distinction fort méritée car c'est depuis 1983 que Wole Soyinka marque les esprits. Qui le lui rendent bien . Et de la plus belle manière.
Ecrivain engagé, c'est encore lui qui fit le tour du monde, sollicité par le Mouvement pour la démocratie, une association de Nigérians vivant à Washington pour dénoncer le régime dictatorial en place au Nigeria, les gouvernements des présidents Babangida et Sani Abacha. « Le pays est dans un état de délabrement avancé, les services publics ne fonctionnent plus. Les hôpitaux et les écoles sont fermés, notre monnaie est au plus bas, les gens ne mangent plus à leur faim. Les Nigérians n'ont jamais connu une telle dégradation de leur niveau de vie. Ils sont prêts à accepter n'importe quoi pour que ce régime disparaisse… Je ne suis pas un homme de parti. Je n'ai jamais appartenu à aucun. Mais à ce moment précis de notre histoire, où les Nigérians de tous horizons, des associations de droits de l'Homme aux formations politiques militent pour l'instauration de la démocratie on ne peut pas rester les bras croisés et laisser les militaires ou leur substitut mener le pays au chaos. Intervenir devient un impératif catégorique. Ce n'est pas la première fois que je le fais » avançait-il pour justifier son engagement profond dans la lutte pour l'instauration d'une véritable démocratie, calquée sur les libertés individuelles, au Nigeria.
Combattant de la première heure, Soyinka l'est par essence. Des ennuis, il n'en a cure. A plusieurs reprises, il a été l'objet de menaces, très souvent accompagnées de tentative d'élimination physique de la part des autorités : « Je n'ai jamais pensé qu'on me laisserait tranquille là bas ( Nigeria). Je suis un habitué des actions extra-judiciaires du pouvoir. Des hélicoptères des services spéciaux ont survolé ma nouvelle maison, les pressions sont fréquentes » révélait l'écrivain il y a quelques années.
Cet homme est mort
Né en 1934 à Abeokuta au Nigeria, Wole Soyinka est admis en 1952 au collège universitaire d' Ibadan. Où il fait la connaissance de Chinua Achebe et de Christopher Okigbo. Deux ans plus tard, il s'envole pour la Grande Bretagne, plus précisément à Leeds. C'est là qu'il commence à écrire et à jouer ses premières pièces. De retour au Nigeria en 1960, Soyinka écrit La « Danse de la forêt » et la met en scène pour célébrer l'indépendance de son pays. Plusieurs fois emprisonné le prix Nobel est un guide impassible. S'élevant en 1967 contre la guerre fratricide du Biafra, il fut arrêté et incarcéré pour une durée de deux ans . A sa sortie, loin d'avoir été ébranlé, il revient avec plus de vigueur, et met sur le marché un ouvrage « Cet homme est mort ». – AfricaLog