Des milliers de Tunisiens opposés au régime du président Zine el-Abidine Ben Ali se tournent vers le web et les réseaux sociaux pour partager informations récentes et humeurs sur les affrontements sanglants qui frappent le pays. Au risque de se heurter, là encore, aux forces policières chargées de réprimer toute dissidence, raconte notre journaliste.
Lina Ben Mhenni, Tunisienne de 27 ans, se souviendra longtemps des cadavres qu'elle a vus dimanche à Regueb, une des villes du pays secouées par de violents affrontements entre manifestants et forces de l'ordre depuis quelques jours.
«J'ai beaucoup pleuré ce soir-là, c'était horrible, horrible. Un grand crime a été commis», a-t-elle dit hier à La Presse, qui l'a jointe par téléphone.
«Après 23 ans de pouvoir, je connais bien ce gouvernement, je sais qu'il se fout carrément des gens. Mais je ne savais pas que les choses allaient en arriver là», a dit Mme Ben Mhenni, qui a mis en ligne lundi sur son blogue, A Tunisian Girl, les photos qu'elle a prises des «martyrs de Regueb» pour alerter le monde.
Incapable de supporter plus longtemps les injustices qu'elle constatait dans son pays, et désireuse de faire contrepoids aux «mensonges» du régime, la jeune femme a ouvert ce blogue il y a quelques années. Elle y relève régulièrement des situations problématiques et soutient des campagnes pour la libération de dissidents, ce qui lui a valu plusieurs ennuis.
«J'ai reçu souvent des menaces et j'ai été suivie plusieurs fois jusque chez moi par des agents», souligne-t-elle.
Le pays, dit-elle, compte aujourd'hui plusieurs centaines de blogueurs actifs, qui sont sur le qui-vive en raison des événements. L'un des sites les plus suivis est Nawaat, qui met en ligne pratiquement chaque jour de nouvelles vidéos des troubles dans une section traitant de Sidi Bouzid, ville d'où sont parties les manifestations en décembre. Une vidéo apparemment tournée dans un hôpital de Kasserine montre notamment le personnel médical qui s'affaire sur les corps de plusieurs personnes blessées par balle. Une autre montre un homme au crâne éclaté. Aucune source n'est précisée.
Forte affluence
L'un des fondateurs du site, Malek Khadhraoui, a dit il y a quelques jours au quotidien Libération que Nawaat reçoit huit fois plus de visites que d'habitude depuis quelques semaines.
Les commentaires critiques contre le régime abondent aussi sur Facebook, où un seul groupe lié à la Tunisie compte plus de 500 000 personnes. Plusieurs internautes ont récemment remplacé leur photo par un drapeau ensanglanté du pays. Informations et rumeurs y circulent à toute vitesse.
Même situation sur Twitter, où de nouveaux commentaires s'ajoutent pratiquement en continu avec les mots de référencement «Tunisie», «Sidi Bouzid» ou encore «ZABA», acronyme utilisé pour désigner le président Zine el-Abidine Ben Ali.
Le ton agressif de la plupart des internautes contraste avec celui des médias officiellement reconnus par le régime, comme le journal francophone de Tunis, Le Temps. Le quotidien a salué hier sur sa page internet le «souci constant» du président «d'être toujours à l'écoute du peuple» et le caractère «exceptionnel» des mesures qu'il a annoncées pour soulager la population de ses maux économiques.
Mardi, des journalistes ont tenté de manifester dans la capitale pour réclamer le droit de couvrir librement les soulèvements des dernières semaines, mais ils ont été bloqués par les forces de l'ordre.
Surveillance du web
En plus de peser sur les médias traditionnels, le gouvernement tunisien se montre très actif sur l'internet. Selon Nawaat, plus de 500 policiers sont affectés à la surveillance des activités des internautes, aidés en cela par le fournisseur d'accès étatique, qui les alimente en données privées.
Il n'est pas rare que ces agents changent les mots de passe et ferment ou censurent les pages et les sites dont le contenu est jugé problématique, dit Mme Ben Mhenni, qui a vu plusieurs fois ses comptes Gmail, Twitter et Facebook altérés.
Mais cela ne décourage pas la militante, qui fait valoir ses opinions sous son vrai nom, à visage découvert. «Je suis déjà ciblée par le régime et je l'assume. Je crois en ce que je fais», conclut-elle.
Ministre de l'Intérieur limogé
Le régime tunisien, sous pression, a annoncé hier le limogeage du ministre de l'Intérieur ainsi que la libération rapide de toutes les personnes arrêtées au cours des derniers jours. Il a parallèlement déployé l'armée à Tunis, où de nouvelles manifestations ont eu lieu en après-midi. Un couvre-feu a été imposé à la ville et à ses banlieues. Le gouvernement affirme que les troubles ont fait 21 victimes jusqu'à maintenant alors que la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme parle plutôt d'une cinquantaine de morts. – La Presse