Depuis un an, Omar Ba est un clandestin très visible. Le Sénégalais écume les plateaux de télévision et les radios, publie tribunes et entretiens, multiplie les conférences. Abord avenant, visage éminemment sympathique, discours convaincu et convaincant, il raconte au bord des larmes son odyssée de Dakar à Paris, via les Canaries, Lampedusa, Ceuta et Melilla. Entre 2000 et 2002, affirme-t-il, il a ainsi frappé à toutes les portes dérobées de l'Europe, traversé les mers et les déserts. Un périple poignant, jonché des cadavres de ses frères d'infortune.
Aujourd'hui nanti d'un titre de séjour, le jeune homme a fait paraître Je suis venu, j'ai vu, je n'y crois plus (Ed. Max-Milo, 256 p., 18 €). Un chant d'amour déçu sur l'Europe, ce continent magnifié en eldorado par l'Afrique. L'auteur adresse une supplique aux candidats à l'exil : "Ne venez pas !" Sous la plume d'un homme qui a bravé la mort pour atteindre ce paradis rêvé, le message n'en a que plus de force. Las ! Cette épopée est largement inventée. Omar Ba a décrit son parcours dans un précédent livre : Soif d'Europe. Témoignage d'un clandestin (Editions du Cygne, 2008). Un récit à la première personne, truffé d'incohérences et d'anachronismes. Les descriptions des lieux, les noms des rues, les situations, en Libye, sur l'île italienne de Lampedusa, autour de l'enclave espagnole de Melilla, à Madrid, aux Canaries ou à Paris ne collent pas. Certains centres de rétention administrative n'existaient même pas au moment où il est censé les avoir fréquentés. La présentation des procédures espagnoles ou italiennes est fausse. Omar Ba assure être arrivé en France à l'automne 2002, puis avoir été expulsé en novembre. Il aurait dormi dans les rues de Paris, le 1er novembre, fouillant les poubelles recouvertes de neige : il faisait 10 degrés cette nuit-là dans la capitale. La description de son expulsion est également truffée d'invraisemblances procédurales : le ministère de l'immigration et le service juridique de la Cimade, l'association qui défend les sans-papiers, arrivent à cette même conclusion. Son avocat, un certain Patrice Clément, est inconnu au barreau. Le tribunal de Bobigny, où est censé avoir été jugé le clandestin, n'a gardé nulle trace de son passage. Plus probant encore, un compatriote d'Omar Ba, Abdoul Aziz Sow, a expliqué au Monde que l'auteur était étudiant en sociologie à l'université Gaston-Berger, à Saint-Louis du Sénégal, durant la période supposée de son voyage. Photo d'époque à l'appui, cet assistant en droit, qui vit toujours à Saint-Louis, assure qu'ils occupaient des chambres mitoyennes sur le campus. "Il est libre d'écrire ce qu'il veut, de faire gober des histoires aux Toubabs (Blancs), mais il n'a pas le droit de raconter des choses qu'il n'a pas vécues", estime l'ami déçu. Rencontré longuement à trois reprises par Le Monde, mis en face de ces contradictions, Omar Ba a longtemps hurlé à la cabale. "Ce que je dis, je l'ai vu et je l'ai vécu", maintenait-il. Acculé, il est finalement revenu sur son histoire, au moins partiellement. Non, il n'a jamais été en Libye ni sur l'île italienne de Lampedusa. Non, il n'a jamais dormi dans les rues de Paris, n'a jamais été arrêté ni expulsé. Oui, il était bien étudiant à l'université Gaston-Berger de Saint-Louis, de 2001 à 2003. Oui, il est bien arrivé en France en 2003 avec un banal visa d'étudiant et a suivi pendant deux ans des cours de sociologie à l'université de Saint-Etienne. En 2005, il est ensuite venu à Paris afin de s'inscrire à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), section sociologie des médias. Mais le récit reste en partie vrai, persiste l'intéressé. Il se serait, en fait, déroulé durant huit mois et non trois ans, entre avril et décembre 2006. L'auteur aurait antidaté les faits pour éviter d'éventuelles poursuites des services de l'immigration. A la fin de 2005, ne parvenant pas à faire renouveler son titre de séjour en France et donc à s'inscrire à l'EHESS, le Sénégalais serait retourné à Dakar pour obtenir un nouveau visa. Il se serait retrouvé coincé sur place et aurait donc pris des chemins clandestins pour revenir en Europe. Mais même ainsi remanié, son périple comporte toujours des incohérences. A l'aller, il aurait convoyé une voiture, embarqué à Marseille et débarqué au Maroc. Cette liaison maritime n'existe pas, assure-t-on au Port autonome de Marseille. Au retour, les conditions de la traversée jusqu'aux îles Canaries, telles que présentées, diffèrent notablement des témoignages des clandestins que Le Monde avait pu recueillir sur place, en 2006 justement. Mêmes erreurs dans la description de l'assaut de Melilla : les protections décrites ne correspondent pas aux nouvelles défenses installées autour de l'enclave en 2006. Le dossier d'Omar Ba à l'EHESS contredit sa nouvelle histoire. L'étudiant était bien inscrit en 2005, avec des papiers parfaitement en règle. Il s'y est surtout fait remarquer par ses absences, conduisant sa directrice d'études à interrompre la collaboration. A l'automne 2006, alors qu'il était censé crapahuter comme clandestin loin de la France, il faisait le siège de l'EHESS, à Paris, pour obtenir sa réinscription. Il a alors fourni de fausses attestations et l'école l'a radié. Une restauratrice francilienne, qui a employé l'étudiant comme extra, assure également que son employé avait des papiers en bonne et due forme à cette époque. L'homme a déjà un lourd passif. Le parquet d'Evry recense huit dossiers au nom d'Omar Ba, "né en 1982, à Thiès (Sénégal)", les date et lieu de naissance officiels du personnage. Le parquet de Créteil a également son nom dans ses fichiers, pour une affaire de faux et usage de faux en écriture privée qui attend d'être jugée. Interrogé à ce sujet, Omar Ba assure n'avoir "aucun commentaire à faire". L'éditeur Max Milo se dit "surpris et troublé" par ces faits. "Nous restons cependant solidaires de la cause et de l'analyse qu'Omar Ba défend dans son essai, parce qu'il n'y a pas de doute possible sur la tragédie de l'immigration clandestine, poursuit l'éditeur. Son histoire personnelle est un canevas complexe, comme celle de beaucoup d'immigrés venus d'Afrique portés par l'espoir violent d'atteindre l'eldorado. Ils vivent dans la peur et sont probablement obligés de mentir pour survivre en Europe." Modeste maison animée par des hommes de bonne volonté, les Editions du Cygne, qui ont publié Soif d'Europe, avouent leur embarras. Youssef Jebri, le directeur de collection qui a aidé Omar Ba, affirme qu'il n'avait pas les moyens de vérifier l'exactitude des descriptions. "S'il a menti, explique-t-il, cela fera du mal à la cause des clandestins qu'il prétend défendre." – Le Monde