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Le Ghana vote pour rester le "bon élève de l'Afrique"

Dec 07, 2008

C'est un non-événement mais en Afrique, il fait figure de "scoop" : à la veille d'élections décisives prévues dimanche 7 décembre, le Ghana n'est pas entré en transe. Scénario rare sur le continent, le président sortant, John Kufuor, laisse le pouvoir après deux mandats, sans avoir cherché à manipuler la Constitution pour garder le pouvoir. Le pays, libéré de la tutelle britannique dès 1957 par le leader panafricaniste Kwame Nkrumah, a longtemps symbolisé la manière forte et le chaos économique. Mais aujourd'hui, après seize années d'élections incontestées, une alternance pacifique en 2000 et une amorce de décollage économique opéré sans autre carburant que la stabilité politique, l'exemple ghanéen concentre les espoirs d'une Afrique déchirée par la pauvreté et la mauvaise gouvernance.

Au coeur du marché Nkrumah, vaste bazar à ciel ouvert, un orateur de l'opposition juché sur une estrade aux couleurs du National Democratic Congress (NDC), harangue les électeurs. La foule - des hommes jeunes - scande ses slogans sous le regard distant d'une escouade de policiers casqués. "Donnez le feu vert à John Atta Mills, votez n° 3 !", hurle le tribun en sueur, qui promet des emplois et la fin des coupures d'électricité. "Le futur président est le troisième nom sur le bulletin !", insiste-t-il à l'intention des illettrés, en rappelant que le candidat du pouvoir figure en n° 1, "à la place du rouge, comme le "stop" sur un feu de circulation".

Non loin de là, des hommes du camp adverse slaloment, presque nus, entre les voitures immobilisées dans un embouteillage. Le corps peint aux couleurs du New Patriotic Party (NPP) au pouvoir, ils appellent en gesticulant à "voter pacifiquement" dimanche. Des appels relayés "au nom de Jésus", à longueur d'émissions télévisées, par les nombreux gourous des Eglises évangéliques. Sur des panneaux publicitaires géants, les deux principaux candidats prophétisent, eux, hilares, la gratuité de l'éducation, de la santé, et l'emploi pour tous.

Kofi Agyeman, 58 ans, qui prend le frais sous un auvent, refuse de donner sa voix au "n° 3". "Atta Mills est la marionnette de l'ancien président Jerry Rawlings. Il ferait repartir en arrière le pays", grommelle-t-il. Après plusieurs années d'une forte croissance économique (5 %, puis 6 % depuis 2001) et une libéralisation de l'économie qui a gonflé ses affaires, cet électeur, négociant en bois et cacao, votera pour le libéral Nana Akufo-Addo, successeur désigné du président sortant. Pourtant, il accepterait "sans drame" la victoire de son ennemi politique, réputé plus étatiste. Question de confiance en une organisation électorale "fiable à 98 %". Mais surtout, affaire de fierté : "Tout le continent nous regarde. Le Ghana doit rester une lumière pour la démocratie en Afrique. Ici, nous ne sommes en guerre contre personne."

Kwedwo Amoako, un vendeur de vêtements de 29 ans, a fait le choix électoral inverse, parce que "la vie est de plus en plus dure". Ce père de famille a été obligé de vendre un taxi dont il ne parvenait plus à payer les traites. Pourtant, son commentaire est identique : "Si mon candidat perd, je l'accepterai. Il n'y aura aucune violence. Nous, les Ghanéens, nous comprenons la démocratie. Nous ne votons pas par ethnie : nous avons envie de vivre ensemble."

Il suffit aux Ghanéens de regarder à leurs frontières pour mesurer leur relatif bonheur. A l'est, le petit Togo végète dans la misère après la succession du dictateur profrançais Eyadéma. Il reste marqué par les centaines de morts de l'élection présidentielle de 2005 qui a installé au pouvoir son fils. A l'ouest, la Côte d'Ivoire, ancienne vitrine francophone, tente de sortir de la guerre civile, sous la direction d'un président, Laurent Gbagbo, dont le mandat a expiré voici trois ans. Plus loin, les sanglantes élections au Kenya et au Zimbabwe nourrissent d'autres cauchemars. Isolés, des affrontements préélectoraux ont tout de même fait trois morts, fin août, dans le nord du Ghana. "Un scénario "à la kényane" est improbable chez nous, assène pourtant le politologue Emmanuel Gyimah-Boadi, directeur du Centre ghanéen pour le développement démocratique : l'ancienneté de notre expérience démocratique, notre sentiment national et l'absence d'exclusion ethnique nous en prémunissent."

Dans la rue, la singularité du Ghana en Afrique saute aux yeux : les conducteurs y portent leur ceinture de sécurité et apostrophent sans crainte le policier jugé trop laxiste. On vend des dictionnaires aux carrefours et pas un papier ne traîne. Etonnant pays où l'espérance de vie atteint 59 ans contre 47 en Côte d'Ivoire voisine, et où le taux de pauvreté est passé de 53 % à 25 % en quinze ans. Le "bon élève" de l'Afrique n'a pourtant rien d'un pays-modèle. La moitié de ses 23 millions habitants n'a pas accès à l'eau potable et 11 % des enfants meurent avant l'âge de 5 ans. La criminalité se développe. Par journaux interposés, les candidats s'accusent de tricherie, de corruption et de trafic de cocaïne sud-américaine, dont le Ghana est l'une des plaques tournantes africaines. La croissance elle-même reste trop dépendante du prix des matières premières exportées sur le marché mondial - cacao et or - pour être durable. Même la démocratie formelle finit par laisser un goût d'inachevé. "Les gens sont très excités à l'idée de voter, mais ensuite, ils négligent de rappeler leurs promesses aux élus. Des libertés ont été conquises. Mais la vie réelle du peuple ne s'est pas améliorée", constate, amer, Nicholas Adamtey, de l'ONG d'action sociale Isodec.

Pareilles désillusions exacerbent les tensions de la campagne et rendent incertain le résultat du vote de dimanche, vécu comme extraordinaire pour une autre raison : le Ghana produira du pétrole offshore à partir de 2010. "L'exploitation doit rapporter 3 milliards de dollars par an. Le vainqueur de l'élection présidentielle contrôlera cette manne", résume M. Gyimah-Boadi. "Celui qui utilisera bien ces ressources conservera le pouvoir très longtemps", a admis le candidat Akufo-Addo. Le Ghana saura-t-il échapper à la "malédiction du brut" qui, du Nigeria au Tchad et au Soudan, transforme la manne pétrolière en rente, avec son cortège de corruption, de misère et de violence ? De la réponse à cette question dépend l'avenir de l'"exception ghanéenne". - Philippe Bernard, Le Monde