Le Jamaïcain Usain Bolt a expliqué, un jour où il était d’humeur à se montrer sérieux, que son but dans la vie était de marquer à jamais l’histoire de l’athlétisme. «Mais pour cela, il me faudra durer, rester au sommet pendant longtemps, ne pas seulement gagner une ou deux années de suite», avait précisé le jeune homme.
A ce jour, sa domination sur le sprint mondial n’en est encore qu’à douze petits mois. Mais le Jamaïcain peut être rassuré : il entrera dans l’histoire. Et par la porte principale. Dimanche, Usain Bolt avait inauguré à sa façon sa semaine berlinoise, en réduisant en miettes son propre record du monde du 100 mètres : une nouvelle marque à 9’’58. Hier soir, il a remis le couvert sur 200 m. Le chrono lui appartenait déjà , depuis la finale olympique des Jeux de Pékin : 19’’30, une performance déjà jugée irréelle à l’époque et moins susceptible d’être battue que son record d’alors sur 100 m, 9’’69. Ces 19’’30, pourtant, sont aujourd’hui passés de mode. Couverts de poussière. «Lightning Bolt» a frappé plus fort encore : 19’’19, malgré un vent légèrement défavorable, mesuré à - 0,3 m/seconde. Son second, le prodige panaméen de 19 ans Alonso Edward, s’est offert dans ses basques un record continental en 19’’81. Le troisième, l’Américain Wallace Spearmon, a bousculé sans ménagement son meilleur temps de la saison en 19’’85. Mais ces deux caïds du sprint ont ressemblé à deux juniors. Le public ne les a même pas regardés. Il n’a suivi qu’Usain Bolt… et le chrono, bien sûr. Ce record du monde du 200 m, Usain Bolt ne pouvait plus faire un pas sans en entendre le souffle depuis son arrivée à Berlin. La marque était déjà sa propriété. Mais l’Olympiastadion et tous ses visiteurs attendaient de lui qu’il le renvoie prestement dans le couloir aux oubliettes. Il avait pourtant prévenu, dimanche soir, après son foudroyant chrono en finale du 100 m : «Je ne pourrai peut-être pas battre un record à chacune de mes sorties. Il est même probable que cela devienne de plus en plus difficile.» Il n’empêche, tous les experts que compte l’athlétisme se régalaient d’analyses et de prévisions sur les possibilités du prodige. «En finale du 100 m, sa course n’a pas été un modèle de technique, il peut donc aller plus vite», avait assuré le Canadien Donovan Bailey, champion olympique à Atlanta en 1996. «Pour l’avoir vu réussir 19’’59 contre le vent, dans le froid et sous la flotte, début juillet au meeting de Lausanne, j’ai aujourd’hui la conviction qu’il passera un jour sous la barre des 19 secondes. Peut-être même dès cette semaine à Berlin», avait pronostiqué Renaud Longuèvre, le coach de Ladji Doucouré. «La question n’est plus aujourd’hui de savoir s’il fera mieux que ses 19’’30, une évidence à mes yeux, avait confié Michael Johnson, l’ancien maître de la distance. Mais plutôt de se demander s’il pourra aussi être recordman du monde du 400 m. Personnellement, je le crois. Mais il lui faudra du temps, de la patience et du travail.» Usain Bolt, lui, a laissé parler tout le monde. Mardi matin, il s’était pointé au départ de sa série du 200 m avec des airs de matou mal réveillé. «Fatigué», avait-il avoué. Verdict : 20’’70. Franchement bof. Puis il avait expliqué que le 200 m ne serait peut-être pas son meilleur terrain de jeu, cette saison, faute d’avoir pu y consacrer un entraînement assez copieux. En avril, le Jamaïcain avait été victime d’un accident de voiture, sur une route de son pays. Il en était ressorti seulement un peu groggy, mais le pied gauche salement amoché. «Du coup, il m’a longtemps été impossible de lui faire courir un virage, son pied ne supportant pas la tension exercée par un effort en courbe», a expliqué son coach, Glenn Mills. Mercredi soir, sa demi-finale avait été plus convaincante. Un premier virage sérieux et appliqué, puis une ligne droite aux allures de footing : 20’’08. Franchement pas mal. Mais encore loin du compte pour un gars avec un potentiel pareil. «C’était mieux, avait juré le Jamaïcain. Je vais maintenant me reposer en jouant aux jeux vidéo.» Pour sa finale, hier soir, Usain Bolt avait fait le curieux choix d’enfiler un tee-shirt vert sous son débardeur jaune. «Pour innover, être un peu différent.» Son virage a été un modèle de fluidité et de relâchement. Sa ligne droite, une merveille de puissance. Et Usain Bolt a tiré jusqu’au bout sur les bras, ne se relâchant jamais. Fait rarissime, il a même grimacé, sur les dernières foulées. Puis, il a osé un regard vers le chronomètre : 19’’19. Sa huitième course en six jours. «Je me suis surpris moi-même. Mes sensations n’étaient pas bonnes à l’entraînement, je me sentais moins bien qu’avant le 100 m.» En clair, il ira plus vite. Beaucoup plus vite. - Libération