Monsieur le Président, Il est d’usage démocratique, vous en convenez, qu’un citoyen interpelle le Président de la République sur une question particulière touchant une situation qui le préoccupe. Il est donc tout naturel que je vous adresse cette lettre d’abord parce que votre discours du 2 Juin 2012 et votre interview dans Jeune Afrique N°2687 du 8 au 14 juillet sont pleins de tels leurres qui ne saurait laisser personne indifférente en raison des doutes et incohérence que vos propos font planer surtout quant à leurs liens avec la réalité ou avec les personnes et les dénonciations que vous avez faites.
Je commence par vos relations cahoteuses avec la Magistrature guinéenne. Le 2 Juin dernier, sonnant des clairons et battant des tambours, vous avez annoncé le glas de Magistrats corrompus. Vous avez déclaré exactement, citation: «L’armée a changé, aujourd’hui les forces de sécurité font notre fierté. Mais la justice c’est notre honte, les juges la plupart sont corrompus, voleurs. Ils donnent raison à ceux qui donnent l’argent. Ils ne savent pas que le changement va les toucher. Alors comme la justice est indépendante, mais ils ont un chef, la gendarmerie va donner la liste de tous les juges qui ont rendus un mauvais jugement. Il doit les enlever, parce que c’est moi qui ai le pouvoir de décret.»
A la page 28 de JA, à la question: le système judiciaire aussi ? Vous avez répondu, citation: «En Guinée les Juges sont corrompus, et je suis en train de les remplacer…. Tous les magistrats impliqués dans des affaires de corruption vont être démis de leurs fonctions…. »
Je m’interroge d’autant qu’il y a des questions qui me paraissent préjudicielles qui inclinent à la circonspection. Je voudrais prendre pour fondement à cet entretien les dispositions de l’article 2 de la Constitution que je cite: «La souveraineté s’exerce conformément à la présente Constitution qui est la Loi suprême de l’Etat. Toute loi, tout texte réglementaire et acte administratif contraires à ses dispositions sont nuls et de nul effet.»
Je crains que ce dont j’ai à vous faire part dans cette lettre ne s’inscrive dans un contexte tel que, bien au-delà du limogeage de ces hauts magistrats, vos propos soient à l’origine d’un dysfonctionnement des services qui sont pourtant confinés, par l’importance et l’interdépendance de leurs missions, à travailler ensemble, loyalement et en confiance, dans le cadre et sous l’autorité des lois que vous avez charge d’exécuter et de faire respecter, à peine de parjure, selon votre serment.
Je suis d’autant inquiet, qu’il ne s’agit pas d’un simple problème de la justice de notre pays, que vos discours opposent malencontreusement aux services de défense et de sécurité, qui soit posé; mais bien celle périlleuse de la stabilité même de notre République dans son entier, puisque vous donnez un coup de marteau pilon aux deux fondations principale de son équilibre: la Justice et les services de défense et de sécurité.
Vous affirmez «les juges sont corrompus, je suis en train de les replacer», et le 2 Juin vous avez déclaré: «c’est moi qui ai le pouvoir de décret.» Or, la Constitution dispose: «Article 109: Les Magistrats ne sont soumis, dans l'exercice de leurs fonctions, qu'à l'autorité de la loi……….. Toute nomination ou affectation de Magistrat sans l’avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature est nulle et de nul effet.»
Monsieur le Président de la République, l’indépendance de la justice vous est insupportable et vous semblez dire que vous pouvez décidez brutalement, et sans aucune explication, et en violation des règles et procédure de la Constitution et des lois organiques en la matière, démettre de ses fonctions tout Magistrat qui provoquerait votre ire.
Or, dans tous les pays du monde où règnent la démocratie et l’Etat de droit, un Magistrat des hautes juridictions nationales ne peut et ne doit être révoqué de ses fonctions, qu’après l’épuisement d’une procédure minutieuse, basée sur le principe de la Contradiction, c'est-à-dire après avoir passé l’intéressé devant la Commission de discipline instituée en Guinée par la loi organique 010/CTRN du 23 Décembre 1991, encore en vigueur.
Les deux Magistrats de la Cour Suprême que vous avez limogés sont-ils et de quelle manière impliqués dans une affaire de corruption? Votre décision de limogeage a-t-elle obéit aux procédures de la Loi organique L/010 du 23 décembre 1991 portant création du Conseil Supérieur de la Magistrature?
En clair vous affirmez le 2 juin qu’un juge peut être «enlevé» si ses décisions vous déplaisent, surtout à un gendarme. Pire, un gendarme a le droit d’apprécier la décision du juge et détient le pouvoir de la faire modifier et de faire révoquer l’auteur d’un jugement.
Que deviennent les voies de recours contre le mauvais jugement et recours contre le juge indélicat? Nulle part dans la loi la prérogative décrétale n’apparaît comme moyen ou solution!
Suffirait-il d’une dénonciation pour ôter à un juge, d’un seul coup, ses attributions uniquement parce que ses décisions déplaisent, au gré d’une des plaintes secrètes de la police, voire sur des manipulations politiques obscures dont il ne peut connaître l’origine?
Monsieur le Président, en votre qualité de Président du Conseil Supérieur de la Magistrature, avez-vous demandé au Président de la Cour suprême de diligenter la procédure prévue aux articles suivants de la loi organique 010 CTRN du 23 Décembre 1991 et de vous en rendre compte?
«Article 19: Le Conseil Supérieur de la Magistrature est le Conseil de discipline des magistrats du siège .
«Article 20: Lorsqu’il siège comme Conseil de discipline, le Conseil Supérieur de la Magistrature est présidé par le Premier Président de la Cour Suprême. Il statue hors la présence du Président de la République et du Ministre de la justice, Garde des Sceaux»
«Article 21: Le Ministre de la Justice, Garde des Sceaux dénonce au Conseil Supérieur de la Magistrature les faits motivant la poursuite disciplinaire. Le Ministre de la Justice, Garde des Sceaux, après avis du Conseil Supérieur de la Magistrature peut interdire au magistrat incriminé l’exercice de ses foncions jusqu’à décision définitive. Cette décision ne comporte pas privation du droit au traitement. Elle ne peut être rendue publique.
«Article 22: Le Premier Président de la Cour Suprême, en sa qualité du Président de Conseil de Discipline, désigne un rapporteur parmi les membres du Conseil Supérieur de la Magistrature.
«Article 23: Au cours de l’enquête, le rapporteur entend ou fait entendre l’intéressé par un magistrat ayant au moins son rang, s’il y a lieu, le plaignant et les témoins. Il accomplit tous les actes d’investigation nécessaires.
«Article 24: Lorsqu’une enquête n’a pas été jugée nécessaire ou lorsque l’enquête est complète, le magistrat est cité à comparaître devant le Conseil de Discipline.
«Article 25: Le magistrat cité est tenu de comparaître en personne. Il peut se faire assister par l’un des pairs ou un avocat. En cas de maladie ou d’empêchement reconnu justifié, il peut se faire représenter par l’un de ses pairs ou par un avocat.
«Article 26: Le magistrat mis en cause a droit à la communication de son dossier, de toutes les pièces de l’enquête et du rapport établi par le rapporteur. Son conseil a droit à la communication des mêmes documents.»
Le Président de la Cour Suprême et le Ministre de la Justice vous ont-ils rappelé l’existence de ces textes ou l’effet théâtral de votre réaction vous a empêché d’y penser?
Vos propos contre les magistrats: «L’armée a changé, aujourd’hui les forces de sécurité font notre fierté. Mais la justice c’est notre honte, les juges la plupart sont corrompus, voleurs. Ils donnent raison à ceux qui donnent l’argent. Ils ne savent pas que le changement va les toucher.» ne sont rien moins qu’une incitation à la haine, à la décrédibilisation de la Justice, donc à l’absence de sûreté juridique et judiciaire nécessaire à l’attrait de l’investissement direct étranger.
Derrière tout cela, vous brandissez le DECRET comme le glaive de la terreur par lequel vous allez réduire au silence et à la soumission aveugle les Magistrats pour les instrumentaliser à volonté. Mais la décision courageuse de la Chambre d’Accusation vient de vous donnez la mesure que les Magistrats refusent de se laisser museler par vos péroraisons.
Avez-vous, Monsieur le Président, bien lu la Constitution pour comprendre que le droit commun de la nomination aux emplois civils appartient au Premier Ministre. En effet, la Constitution dispose: «Article 58: Le Premier Ministre dispose de l’Administration et nomme à tous les emplois civils, excepté ceux réservés au Président de la République.», et précise
Article 46: Le Président de la République dispose du pouvoir réglementaire qu’il exerce par décret. . ………. Il nomme en Conseil des Ministre aux emplois civils dont la liste est fixée par une loi organique.
Le pouvoir décrétale dont vous vous targuez est très encadré et la Constitution ne vous attribue pas le pouvoir que vous croyez détenir. La majorité des actes de nominations que avez pris, ne sont pas qu’illégaux, ils sont inconstitutionnels et pris en violations de votre serment.
En vous attaquant aux hauts magistrats de la Cour Suprême, vous donnez un signal fort à ceux des juridictions inférieures à l’effet qu’ils sentent qu’ils ne constituent qu’une bouchée facile à mâcher, car comme le dit l’adage, «une oreille coupée est un avertissement pour la tête».
Ce genre de procédés ne rehausserait pas, j’en ai peur, l’image de marque déjà très sombre de notre pays dans le monde, surtout que par la presse, ils s’étalent au-delà de nos frontières.
Ne sentez-vous pas Monsieur le Président de la république, permettez-moi de le souligner, que notre justice est au bord du gouffre, si elle n’est pas déjà en train de s’y écraser. Elle y a été bousculée, non seulement par des politiques versatiles et souvent hasardeuses et revanchardes, mais aussi parce qu’il existe un Ministère de la Justice et une hiérarchie qui ont pris à leur charge le rôle ingrat, mais qui semble leur plaire et leur rapporter, sans doute, des avantages de fortune ou de privilèges spéciaux qui les murent dans un silence de complaisance.
Est-ce cela, l’honneur de la justice et de la Présidence de la République?
Le seul résultat que je constate, c’est que l’insécurité des citoyens qui semble vous préoccuper ne disparaît pas, que votre discours y ajoute seulement l’insécurité des justiciables et que la conséquence maintenant consiste à l’étendre aux juges.
L’indépendance et la sécurité du juge ne sont pas, permettez que je le souligne, faites pour son confort, mais parce que sans elles, il n’y a plus de justice, ni même de République. Si le profane en droit que je suis le perçoit, vous le Professeur de droit le saisissez encore mieux, sauf à constater que le cheminement vers la dictature prend des longueurs.
Daignez agréer, Monsieur le Président de la république, l’expression de mon plus profond respect.
Badara Aly SADJA
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