En aoĂ»t 2006, 31 000 Ivoiriens ont Ă©tĂ© intoxiquĂ©s par les dĂ©chets du Probo Koala. La sociĂ©tĂ© Trafigura qui voulait sâen dĂ©barrasser nâignorait rien des dangers. Des rĂ©vĂ©lations sur lâaffaire lâamĂšnent aujourdâhui Ă indemniser les victimes.
Une raffinerie du Mexique bradait des milliers de tonnes dâessence de cokĂ©faction [obtenue par craquage du coke]. Dans un message interne de la trĂšs discrĂšte sociĂ©tĂ© Trafigura, on pouvait lire comment celle-ci espĂ©rait faire fortune en achetant âpour une bouchĂ©e de painâ ce carburant frelatĂ©. âImpossible de trouver moins cher, et câest lâoccasion de gagner grosâ, Ă©crivait alors le courtier James McNicol depuis les bureaux de Trafigura situĂ©s dans Oxford Street, Ă Londres. âChaque cargaison devrait rapporter 7 millions de dollars [4,7 millions dâeuros] !â Pour purifier ce produit quâils appelaient âcrapâ ou âshitâ, les opĂ©rateurs prĂ©voyaient dây ajouter de la soude caustique qui absorberait les contaminants soufrĂ©s, tout en sachant pertinemment que ce procĂ©dĂ© Ă©tait interdit dans les pays occidentaux. Le problĂšme âle plus difficileâ, reconnaissaient-ils, Ă©tait de se dĂ©barrasser ensuite des rĂ©sidus toxiques malodorants. Des dĂ©chets dĂ©versĂ©s un peu partout Ă Abidjan âOn va le faireâ, avait promis, en dĂ©cembre 2005, James McNicol au patron de lâentreprise, Claude Dauphin. âIl faut nous adresser Ă des sociĂ©tĂ©s spĂ©cialisĂ©es dans la purification des produits chimiques. Claude possĂšde une entreprise de traitement des dĂ©chets et il veut quâon fasse preuve dâimagination.â Lâun de ses confrĂšres, Naeem Ahmed, avait alors prĂ©venu que âles terminaux amĂ©ricains, singapouriens et europĂ©ens nâautorisent plus lâemploi de soude caustique pour le nettoyage, car les agences locales de lâenvironnement interdisent lâĂ©vacuation de substances caustiques toxiques aprĂšs traitementâ. âLe nettoyage avec des agents caustiques est banni dans la plupart des pays en raison de la dangerositĂ© des dĂ©chets⊠Il ne reste plus beaucoup dâinstallations disponibles sur le marchĂ©. Il y en a bien une Ă Rotterdam, qui brĂ»le ce genre de rebut dans un incinĂ©rateur pour 200 dollars le kiloâ, avait-il ajoutĂ©. Ce fut jugĂ© trop cher. Un terminal pĂ©trolier tunisien a Ă©tĂ© choisi pour traiter la soude caustique, mais il a fini par rejeter lâoffre de Trafigura, leur personnel protestant contre la puanteur dĂ©gagĂ©e lors de ce genre dâopĂ©ration. En dĂ©sespoir de cause, le chef du courtage en essence de Trafigura Ă Londres, Leon Christophilopoulos, a eu lâidĂ©e de recourir Ă une raffinerie flottante. âJe ne sais pas comment on va se dĂ©barrasser des dĂ©chets et je ne veux pas suggĂ©rer que nous les jetions dans la nature, mais il existe certainement un moyen de payer quelquâun pour quâil sâen occupe.â Le pĂ©trolier Probo Koala a chargĂ©, entre avril et juin 2006, trois cargaisons de 28 000 tonnes dâessence frelatĂ©e chacune. Il les a mĂ©langĂ©es avec de la soude caustique et un catalyseur pour retirer environ 47 % du soufre. Les cuves restantes du Probo Koala nâont pas tardĂ© Ă se remplir des rĂ©sidus contenant les composĂ©s sulfurĂ©s nouvellement crĂ©Ă©s. DâaprĂšs les courriels Ă©changĂ©s au sein de Trafigura, une solution trĂšs concentrĂ©e Ă 33 % de soufre caustique avait Ă©tĂ© utilisĂ©e Ă bord. Le 18 avril, Leon Christophilopoulos ne cachait pas son inquiĂ©tude. âNous ne savons toujours pas comment Ă©vacuer les dĂ©chets.â En juin, le pĂ©trolier est parti pour Amsterdam. Ahmed est entrĂ© en contact avec une entreprise de traitement, en lui assurant quâil sâagissait simplement de âbouesâ habituellement laissĂ©es par le nettoyage des pĂ©troliers. Mais le projet a avortĂ©. AprĂšs le tollĂ© suscitĂ© par lâodeur infecte, le produit a Ă©tĂ© rechargĂ© Ă bord du Probo Koala, qui a repris la mer en direction de lâAfrique. Ahmed et Trafigura sont actuellement traduits devant les tribunaux nĂ©erlandais, mais ils nient avoir racontĂ© des mensonges. Le navire a finalement pris le chemin de la CĂŽte-dâIvoire, oĂč un sous-traitant local, Salomon Ugborugvo devait le dĂ©barrasser de son chargement. Lâhomme nâavait aucune expĂ©rience pour ce genre de travail ni dâinstallations adĂ©quates. Ce qui ne lâavait pas empĂȘchĂ© dâobtenir un permis portuaire peu de temps auparavant. Pour un prix trĂšs bas, ses camions-citernes de location ont emportĂ© la boue noirĂątre. La suite est une catastrophe humaine et Ă©cologique. Les dĂ©chets ont fini par ĂȘtre dĂ©versĂ©s un peu partout Ă Abidjan [en aoĂ»t 2006]. Ils contenaient des substances instables comme des mercaptans, des mercaptides, du sulfure de sodium, et des disulfures de dialkyle. Au contact de ces composĂ©s, les personnes vivant et travaillant Ă proximitĂ© des lieux Ă©taient exposĂ©es Ă des risques de brĂ»lure, de nausĂ©e, de diarrhĂ©e, de perte de conscience et risquaient leur vie. Les pires accusations concernent le sulfure dâhydrogĂšne, un gaz meurtrier, car les substances sulfurĂ©es peuvent se dĂ©composer et sâĂ©chapper dans la nature. CâĂ©tait vraisemblablement du sulfure dâhydrogĂšne ainsi libĂ©rĂ© qui a fait des milliers de victimes. Les personnes vivant dans les environs des dĂ©charges ont signalĂ© des troubles respiratoires et oculaires, tandis que, plus loin, on se plaignait des odeurs nausĂ©abondes. Dans une sĂ©rie de dĂ©clarations, Trafigura a mis sur le compte de la fiction les cas dâempoisonnement rapportĂ©s. Le 15 septembre, lâentreprise a ainsi prĂ©tendu que ârien ne prouve que les rĂ©sidus aient produit du sulfure dâhydrogĂšne Ă des niveaux susceptibles de provoquer des dĂ©cĂšs ou les prĂ©tendues graves blessuresâ. Tandis que 31 000 Ivoiriens, dont bon nombre Ă©taient plongĂ©s dans une misĂšre noire, se sont regroupĂ©s pour intenter une action collective en justice sans prĂ©cĂ©dent sous la houlette de lâavocat londonien Martyn Day, lâentreprise sâest efforcĂ©e de faire croire que les pompes de son navire nâavaient Ă©vacuĂ© que la fange habituellement produite par le lavage des pĂ©troliers. Elle a soutenu quâil sâagissait dââune procĂ©dure de routine qui se pratique partout dans le mondeâ. âQualifier les boues de Trafigura de âdĂ©chets toxiquesâ ne reflĂšte en aucun cas leur vĂ©ritable composition. Trafigura dĂ©cline toute responsabilitĂ©â, ajoutait-elle. Le baron Eric de Turckheim, cofondateur de Trafigura, a mĂȘme assurĂ© que les dĂ©chets de sa sociĂ©tĂ© nâĂ©taient âabsolument pas dangereux pour les ĂȘtres humainsâ. Lâentreprise a campĂ© sur cette position aussi longtemps quâelle le pouvait, faisant taire les mĂ©dias avec des dĂ©clarations agressives Ă©manant de Bell Pottinger, une sociĂ©tĂ© de lobbying qui fait chĂšrement payer ses services, et du non moins cher cabinet dâavocats spĂ©cialisĂ© dans la diffamation, Carter-Ruck. Il a fallu attendre, le 15 septembre 2009, pour que, face Ă la publication probable de ses Ă©changes de courriers internes, lâentreprise annonce quâelle chercherait un rĂšglement Ă lâamiable avec les 31 000 plaignants ivoiriens. Sa tentative de dissimulation a finalement Ă©chouĂ©. â The Guardian